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La réforme du droit de l’expropriation au Québec par le projet de loi 22 : dérive du droit de propriété et déclassement du Québec à l’échelle de l’Amérique du Nord

Fasken
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Bulletin droit immobilier

Résumé

Le 25 mai 2023, la ministre des Transports, Geneviève Guilbault a déposé le projet de loi 22 intitulé Loi concernant l’expropriation (le « PL-22 »). Ce projet de loi, actuellement étudié par l’Assemblée nationale du Québec, vise à remplacer complètement la Loi sur l’expropriation afin de réduire substantiellement les indemnités versées aux parties expropriées par le gouvernement du Québec, les organismes parapublics provinciaux et les municipalités. Le PL-22 fait suite à de nombreuses demandes médiatisées de maires(ses) qui souhaitent acquérir, à faibles coûts, des propriétés en milieux naturels afin de les protéger. Or, il ne vise pas seulement les expropriations de milieux naturels, mais bien l’ensemble des expropriations qui seront effectuées à compter d’un délai de six mois de l’entrée en vigueur éventuelle de la Loi concernant l’expropriation. De plus, le projet de loi reconnaît formellement pour la première fois le concept d’expropriation déguisée, dans le but de permettre aux municipalités, qui s’adonnent à de telles pratiques, de revenir sur leurs décisions à l’issue d’un jugement final de la Cour supérieure qui les condamnerait à verser une indemnité à un propriétaire foncier.

Le commentaire des auteurs

A. Philosophie de la loi

Notons d’emblée qu’il s’agit d’un projet de loi détaillé et complexe qui constitue une approche fort limitative à plusieurs égards, notamment quant au droit de propriété en général. À notre première lecture, nous avons constaté que le PL 22 codifie de façon excessive des enjeux rencontrés par des parties expropriantes au cours des dernières années. En effet, la Loi sur l’expropriation actuelle contient deux articles sur la notion d’indemnité, ce qui permet au Tribunal administratif du Québec (le « Tribunal ») de statuer sur les indemnités au cas par cas avec la flexibilité requise. Quant au PL-22, il vient codifier, avec une centaine d’articles, chaque scénario envisageable, ce qui limite énormément les pouvoirs du Tribunal et vient diminuer l’importance de son expertise en la matière.

Un autre exemple démontrant la nouvelle philosophie du législateur est l’absence d’effet suspensif, sur l’instance d’expropriation, découlant d’une contestation du droit à l’expropriation devant la Cour supérieure. Historiquement, les procédures de contestation devant le Tribunal étaient suspendues par respect pour l’autorité de la Cour supérieure qui devait statuer sur la légalité de l’expropriation en urgence. L’absence d’effet suspensif avait fait son apparition dans quelques lois particulières dans des contextes précis (ex : Loi concernant le Réseau électrique métropolitain et Loi sur l’accélération de certains projets d’infrastructure), mais n’avait jamais été appliquée de façon générale à toute instance d’expropriation. Le législateur présume maintenant essentiellement que les corps expropriants ont toujours raison quant à la légalité de l’expropriation et n’abuseront pas du pouvoir d’exproprier. Cela risque d’entraîner des coûts importants pour les expropriés, même dans la mesure où ils ont ultimement gain de cause quant à l’illégalité des procédures d’expropriation dont ils font l’objet.

De plus, la remise en question du droit de propriété dans une loi est une approche sans précédent au Québec. Si le PL-22 est adopté tel quel, après les différentes étapes parlementaires qui sont en cours, il y a fort à parier que des contestations constitutionnelles auront lieu.

La réaction de l’Union des municipalités du Québec (UMQ), de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM), de la Ville de Montréal et de plusieurs autres élus municipaux à travers la province au dépôt du PL-22 devrait inquiéter les promoteurs immobiliers et propriétaires fonciers.

B. Approches d’indemnisation

L’article 75 du PL-22 prévoit six approches distinctes parmi lesquelles le Tribunal devra choisir pour fixer l’indemnité définitive d’expropriation. Ces six approches sont les suivantes :

  1. L’ approche basée sur le coût d’acquisition du droit exproprié ;
  2. L’ approche basée sur le réaménagement d’un immeuble ;
  3. L’ approche basée sur le déplacement d’une construction ;
  4. L’ approche basée sur la cessation de l’exploitation d’une entreprise ;
  5. L’ approche basée sur le déménagement ; et
  6. L’ approche basée sur la théorie de la réinstallation.

Notons d’emblée que pour un locataire ou un occupant de bonne foi, seules les approches no 2, 4 et 5 seront disponibles.

Les articles 76 à 81 du PL-22 encadrent le choix de l’approche qui s’applique à une expropriation donnée. Il y a lieu de s’attendre à ce qu’une bonne partie des litiges éventuels portent sur l’approche à retenir puisque celle-ci aura un impact substantiel sur l’indemnité finale.

Pour déterminer le montant d’une indemnité définitive d’expropriation lorsque l’approche retenue n’est pas celle de la théorie de la réinstallation, laquelle ne s’appliquera que dans des circonstances plutôt rares, le législateur prévoit que l’approche à retenir sera celle qui entraînera la moindre des indemnités, même si une approche plus appropriée pourrait être retenue. Ceci est un autre exemple d’une atteinte à l’expertise du Tribunal, qui se voit retirer sa capacité d’accorder la meilleure indemnité basée sur la preuve et les circonstances précises d’un dossier. La seule exception à la règle de la « moindre des indemnités » se trouve à l’article 117 du PL-22, qui permettrait au Tribunal d’accorder une indemnité supérieure lorsqu’il estime que l’intérêt public le justifie, notamment lorsque l’exploitation de l’entreprise ou la poursuite des activités institutionnelles est essentielle à la collectivité. À notre avis, ceci risque de poser de graves problèmes d’interprétation, et possiblement des injustices, sur la notion de ce qui constitue une « entreprise essentielle à la collectivité ».

Il est également intéressant de noter qu’en vertu de l’article 108 du projet de loi, le Tribunal pourrait déterminer, d’office ou sur demande d’une partie à un stade préliminaire du dossier l’approche d’indemnisation retenue. Cela implique que les experts pourraient être liés par une décision préliminaire du Tribunal dans l’exploration des scénarios envisageables pour s’assurer que la partie expropriée ne subit pas un appauvrissement en raison de l’expropriation. Contrairement à l’objectif qui semble être de simplifier le processus d’expropriation, nous sommes d’avis que plusieurs contestations, devant le Tribunal et en appel, pourraient avoir lieu à tout moment de l’instance, ce qui alourdira le processus et augmentera les coûts des professionnels pour toutes les parties impliquées.

Toutefois, le Tribunal qui se penche sur la question de l’approche d’indemnisation à retenir à un stade préliminaire pourrait avoir le bénéfice des transcriptions d’interrogatoires de certains témoins puisque les interrogatoires au préalable, c’est-à-dire avant le procès au fond, seront désormais permis dans les dossiers d’expropriation dans lesquels une déclaration détaillée supérieure ou égale à 500 000 $ a été produite.

C. Composition de l’indemnité définitive en fonction des approches d’indemnisation

L’ indemnité définitive qui sera due à un exproprié correspond au total des indemnités suivantes :

  1. L’ indemnité immobilière ;
  2. L’ indemnité en réparation des préjudices ;
  3. L’ indemnité pour perte de valeur de convenance ; et
  4. L’ indemnité pour les troubles, les ennuis et les inconvénients.

Seuls les propriétaires de résidences expropriées pourront réclamer les indemnités no 3 et 4, qui sont par ailleurs limitées respectivement à 20 000 $ et 5 000 $. Ceci est une nouveauté qui semble minimiser les impacts subis en raison d’une expropriation, que ce soit pour un commerce, en empêchant toute indemnité à cet égard, ou pour une résidence en la limitant à des sommes dérisoires.

Pour ce qui est de l’indemnité immobilière, l’article 87 du PL-22 propose de limiter à trois ans l’horizon probable de la réalisation d’un usage afin qu’il puisse être retenu comme l’usage le meilleur et le plus profitable (UMEPP) aux fins de l’évaluation de la valeur marchande du bien exproprié. Or, il arrive fréquemment que des terrains soient détenus à des fins d’investissements pour des projets qui seront réalisés sur un horizon plus éloigné que trois ans, ce qui explique pourquoi les normes professionnelles des évaluateurs agréés les obligent à retenir un horizon plus éloigné en matière d’expropriation. Une interprétation restrictive de l’article 87 par le Tribunal pourrait conduire à des situations d’appauvrissement évidentes, dans la mesure où un terrain pouvant faire l’objet d’un développement immobilier, par exemple dans cinq ou dix ans, ne pourrait être évalué avec ce potentiel lors de l’expropriation, bien que sa valeur serait évidemment supérieure sur le libre marché vu son potentiel.

Quant à l’indemnité en réparation des préjudices pour une entreprise expropriée, les critères d’éligibilité sont si sévères qu’ils rendent improbable toute possibilité de l’obtenir. À titre d’exemple, un promoteur immobilier qui serait exproprié, alors qu’il n’aurait pas encore obtenu l’ensemble des permis nécessaires à la réalisation de son projet, ne pourrait obtenir une indemnité pour compenser la perte de ses profits. Cela ouvre la porte, selon nous, à des situations d’abus de pouvoir manifestes où les municipalités expropriantes pourraient vouloir volontairement retarder les processus de délivrance de permis afin de réduire les indemnités qu’elles auront à payer, ce qui va à l’encontre de la jurisprudence unanime depuis plusieurs décennies qui empêche les municipalités de poser des gestes visant à réduire artificiellement la valeur des immeubles avant de procéder à leur expropriation.

De façon assez exceptionnelle, le PL-22 prévoit que des travaux préparatoires pourront être faits par un corps expropriant avant même le dépôt d’un avis d’expropriation. De plus, le PL-22 prévoit notamment une dispense d’indemnité pour tout dommage causé par la construction du projet d’infrastructure donnant lieu à l’expropriation (ex : bruit, poussière ou toute autre nuisance causant la perte de bénéfice ou d’achalandage d’une entreprise).

D. Abandon de la notion de la valeur au propriétaire

L’un des points les plus problématiques du PL-22 est à notre avis l’abandon de la notion de valeur au propriétaire d’un bien exproprié pour la remplacer par la simple valeur marchande. La raison pour laquelle les indemnités étaient historiquement fixées à la valeur au propriétaire était que la personne expropriée n’est pas un vendeur ordinaire qui débat son prix comme il l’entend avec un acheteur sur un marché libre. Au contraire, l’exproprié est forcé de transiger à un moment qu’il n’a pas choisi, et c’est pourquoi la valeur potentielle du bien était incluse dans la détermination de l’indemnité.

Avec la nouvelle méthode préconisée par le PL-22, il nous semble que le législateur tient pour acquis que les biens immobiliers n’ont pas de valeur potentielle, mais uniquement une valeur fixe au moment où le corps expropriant juge opportun de le confisquer. En fait, il existerait maintenant une présomption que tous les propriétaires fonciers détiennent leurs biens à des fins purement spéculatives, sans avoir de projets concrets à long terme, ce qui est évidemment contraire à la réalité. Il nous semble que cela est incompatible avec les valeurs et les principes de notre démocratie constitutionnelle.

E. L’expropriation déguisée

Les articles 170 et 171 du PL-22, qui se retrouvent dans la partie V intitulée « Droit résultant de l’application de certains règlements municipaux », visent les cas où les propriétaires fonciers se font exproprier de manière déguisée. En fait, il s’agit de la première fois que le législateur provincial traite expressément du concept d’ « expropriation déguisée », qui était jusqu’à maintenant, uniquement défini par la jurisprudence.

Il semble que l’intention du législateur soit de donner une porte de sortie aux municipalités dépossédant des propriétaires sans avoir préalablement payé une juste indemnité. Ainsi, les nouvelles dispositions proposées donnent la chance aux municipalités de revenir sur leur décision, et ce, seulement une fois que la Cour supérieure aura rendu un jugement favorable pour le propriétaire de l’immeuble faisant l’objet du litige. Ceci amènera inévitablement une multiplication des recours judiciaires en expropriation déguisée dans la mesure où les municipalités auront un incitatif législatif à tenter de faire des expropriations déguisées sans conséquence, en gardant à l’esprit l’opportunité qu’elles auront de révoquer leurs actes advenant que la Cour supérieure donne raison au contribuable dépossédé de son bien.

À titre d’exemple, si une municipalité décidait d’adopter un règlement qui aurait pour effet d’exproprier de manière déguisée la propriété d’un promoteur immobilier, ce n’est qu’après un jugement final rendu par la Cour supérieure, donc après plusieurs années et vraisemblablement des procédures d’appel à grands coûts, que la municipalité en question se verrait accorder le choix d’abroger son règlement, qui n’aurait pas dû être adopté au départ, ou encore de payer l’indemnité déterminée par la Cour supérieure. Il est prévisible que les municipalités décideront dans la plupart des cas de retirer la ou les dispositions problématiques. Ceci engendrera des pertes de temps et d’opportunités énormes pour toutes les personnes victimes d’expropriation déguisée au Québec, de même que des dommages en lien avec le gel du capital dans une propriété expropriée de façon déguisée « temporairement ».

Les municipalités pourraient dorénavant sciemment bloquer des projets immobiliers, en adoptant des règlements qui restreignent les usages permis sur l’immeuble en question, et ce, sans conséquence.

Contrairement aux représentations faites par les organismes municipaux ayant témoigné devant la Commission des transports et de l’environnement de l’Assemblée nationale du Québec dans le cadre des consultations parlementaires sur le PL-22, un simple changement de zonage qui ne prohibe pas toute utilisation raisonnable d’un immeuble n’est pas synonyme d’expropriation déguisée dans l’état du droit actuel. Au contraire, les demandes de ces organismes visant à permettre que tout règlement adopté en vertu de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, RLRQ, c. A -19.1 et de la Loi sur le patrimoine culturel, RLRQ, c. P-9 002 ne puisse servir de fondement à un recours en expropriation déguisée entraîneront la dépossession complète de plusieurs immeubles détenus par des propriétaires, au nom de l’atteinte de certains objectifs de nature publique.

Essentiellement, dans la mesure où de telles demandes visant à anéantir le recours en expropriation déguisée étaient acceptées par le législateur, les municipalités n’auraient plus besoin d’avoir recours à leur pouvoir d’exproprier, et ainsi devoir verser une indemnité juste et raisonnable aux expropriés, lorsqu’elles souhaitent protéger des terrains et des immeubles qu’elles convoitent pour atteindre leurs objectifs, le tout de façon contraire aux principes fondamentaux codifiés par l’article 6 de Charte des droits et libertés de la personne et par l’article 952 du Code civil du Québec.

F. Les dispositions transitoires

Point positif, toute instance d’expropriation déjà entamée continuera d’être régie par la loi actuelle et il en sera ainsi jusqu’à la date qui suivra de six mois la sanction du PL-22. Toutefois, cela risque d’inciter les corps expropriants à retarder indûment la signification d’avis d’expropriation afin de pouvoir bénéficier des nouvelles dispositions législatives. Compte tenu des nouvelles restrictions relatives aux indemnités, il y a lieu de s’interroger sur les dommages qui pourraient être subis entretemps par les propriétaires qui engagent des frais pour un terrain qui ferait normalement déjà l’objet de procédures d’expropriation.

Aussi, le PL-22 prévoit que le gouvernement pourra, par règlement, édicter toute autre mesure transitoire qu’il jugera nécessaire, ce qui nous semble très large. Une surveillance sera effectuée à cet égard et fera l’objet d’un prochain bulletin, le cas échéant.

Conclusion

Nous sommes d’avis que le PL-22 amène plus de questionnements légitimes que de réponses dans son état actuel. En effet, la plupart des acteurs invités dans le cadre des consultations parlementaires ont, selon nous, traité avec moins d’importance les droits des expropriés pour se concentrer uniquement sur ce qui avantage les expropriantes dans le projet de loi. Si le PL-22 est adopté et sanctionné dans son état actuel, il est inévitable que plusieurs litiges surviennent sur l’interprétation.

Ce texte a été initialement publié dans La référence, sous la citation EYB2023REP3658.

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Auteurs

  • Mina Bakkioui, Associée, Montréal, QC, +1 514 397 7656, mbakkioui@fasken.com
  • Frédéric Legendre, Associé, Montréal, QC, +1 514 397 7616, flegendre@fasken.com
  • Pierre Lantoin, Avocat, Montréal, QC, +1 514 397 5214, plantoin@fasken.com

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