Passer au contenu principal
Bulletin

La Cour supérieure du Québec propose de remplacer le test de Van der Peet

Fasken
Temps de lecture 13 minutes
S'inscrire
Partager

Aperçu

Bulletin droit autochtone

Introduction

En mai 2019, deux membres de la nation Mohawk de Kahnawà :ke, Derek White et Hunter Montour, ont été accusés d’infractions criminelles en lien avec l’importation de tabac au Canada sans se conformer aux obligations fiscales découlant de l’article 42(1) de la Loi de 2001 sur l’accise. Le jugement R. c. Montour[1], publié le 1er novembre 2023 et rédigé par l’Honorable Sophie Bourque, retient les arguments des défendeurs et propose de modifier le droit applicable en matière de reconnaissance de droits ancestraux au Canada.

Le 1er décembre 2023, le PGQ a soumis son avis d’appel dans le dossier.

Contexte

La Cour supérieure devait se prononcer sur la demande des accusés visant à déterminer si on avait contrevenu à leurs droits protégés par l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (ci-après la « LC 1982 »). Spécifiquement, les accusés argumentaient que (1) la couronne fédérale avait failli à son obligation de consultation en adoptant le régime relatif au commerce du tabac prévu à la Loi sur l’accise, 2001 sans consulter les parties mohawks et que (2) l’exigence d’obtenir un permis du ministre fédéral, considérant que le régime ne respecte pas l'article 35 de la LC 1982, viole leur droit à l’autodétermination économique, spécifiquement le commerce du tabac.

Les parties mohawks se basaient notamment sur la chaîne d’alliance (Covenant Chain) entre la couronne britannique et la nation Haudenosaunee pour appuyer leur argumentaire.

De son côté, le Procureur général du Canada s’y opposait, plaidant que la chaîne d’alliance (Covenant Chain) était quelque chose de symbolique plutôt qu’une véritable alliance et que les traités ne conféraient pas aux Mohawks le droit de faire le commerce de tabac, ni, a fortiori, de le faire sans se conformer aux lois fiscales du pays.

La modification au test de l’arrêt R. c. Van der Peet (1996)

En droit canadien, une cour inférieure sera autorisée à réexaminer un précédent jurisprudentiel lorsqu’une nouvelle question de droit se pose ou lorsqu’il y a une modification importante à la situation ou de la preuve[2].

De l’avis de la Cour supérieure, l’intégration en droit canadien de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones (ci-après la « DNUDPA ») par l’entremise de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (L.C. 2021, ch. 14, la « LDNUDPA ») soulève de nouvelles questions de droit qui n’étaient pas devant la Cour suprême lorsqu’elle a élaboré le test de l’arrêt R. c. Van der Peet. En effet, selon la Cour supérieure, la DNUDPA équivaut à un instrument international ratifié et il s’agit alors de faire l’analyse de l’article 35 de la LC 1982 en considérant ce nouveau cadre légal[3]. La Cour a notamment dit vouloir éviter que la DNUDPA ne devienne une coquille vide, alors que le gouvernement canadien a démontré une volonté clair de s’y assujettir[4].

La Cour supérieure a également considéré qu’il y avait eu d’importants changements au niveau sociétal considérant les efforts de réconciliation des dernières années avec les peuples autochtones. De l’avis de la cour, la société dans laquelle la Cour suprême a rendu son arrêt en 1996 était en grande partie défavorable à supporter une redistribution importante des richesses et des terres aux peuples autochtones[5]; contexte qui serait fort différent en 2023.

La cour conclut donc qu’il est opportun de mettre de côté la règle du stare decisis relativement à l’arrêt Van der Peet. Elle note incidemment qu’il existe un risque réel qu'en plaçant la règle du stare decisis au-dessus de toute autre considération, la constitution canadienne cesse de représenter les valeurs fondamentales de la société canadienne[6].

L’élaboration d’un nouveau test

En élaborant le nouveau test à être établi relativement à l’article 35 de la LC 1982, la cour a noté certaines critiques relatives au test actuel de l’arrêt Van der Peet, incluant le fait qu’il est mieux adapté à reconnaître les droits de chasse et de pêche et qu’il tend à ne pas protéger les droits commerciaux ayant une importance économique dans un système capitaliste moderne[7].

La Cour a alors proposé un test qui vise à déterminer si l’activité ou la pratique considérée constitue l’exercice d’un droit protégé par le système juridique traditionnel des peuples autochtones revendiquant ce droit[8]. Selon ce que la Cour propose, la personne invoquant la protection de l’article 35 LC 1982 devra démontrer les trois critères suivants :

(1) le droit collectif invoqué doit être identifié;

(2) ce droit collectif doit être protégé en vertu du système juridique traditionnel de sa nation;

(3) l’activité en cause doit être l’exercice par un individu du droit collectif.

Sous ce nouveau test, la seconde étape vise à déterminer si le système de droit traditionnel protège un droit en particulier, tout comme on pourrait se demander si le droit canadien protège le droit à la sécurité par exemple. La Cour indique vouloir distancer l’analyse en vertu de l’article 35 de la LC 1982 de toute référence à l’arrivée des européens. Il s’agit d’assurer la continuité des systèmes de droits autochtones traditionnels[9].

Pour ce qui est de la troisième étape du test, la Cour devra déterminer si l’exercice individuel du droit collectif est protégé en vertu de l’article 35 de la LC 1982. La cour a considéré qu’il s’agissait d’un moyen de remédier aux tensions qui pouvaient exister entre les revendications d’un individu et la reconnaissance ou non du droit collectif revendiqué[10].

En concluant sur l’élaboration de ce nouveau test, la Cour a jugé que les efforts et les ressources judiciaires seront mieux utilisés en ce qu’il permettra dorénavant de concilier l’exercice d’un droit collectif par un individu avec les intérêts globaux de la société plutôt que de débattre longuement d’éléments historiques; débats qui ne sont pas adaptés au système judiciaire[11].

Dans le cas de MM. White et Montour, la Cour a déterminé que la nation mohawk bénéficiait d’un droit général à l’autodétermination économique, lequel droit inclut de choisir les moyens de ce développement économique[12]. La Cour a également déterminé que ce droit était reconnu dans le système juridique traditionnel mohawk et que les activités commerciales de commerce du tabac auxquelles s’adonnaient MM. White et Montour faisaient partie du droit à l’autodétermination économique[13]. En arrivant à cette conclusion, la cour a notamment considéré que la communauté de Kahnawà :ke avait subi des répercussions en lien avec la construction de la voie maritime du Saint-Laurent et la fin de l’industrie du fer et qu’elle avait dû se tourner vers d’autres sources de revenus[14].

Ayant conclu à l’existence d’un droit protégé en vertu de l’article 35 de la LC 1982, la juge devait ensuite déterminer si les lois fiscales canadiennes, en vertu desquelles MM. White et Montour étaient accusés, violaient ce droit.

L’analyse de la violation au droit protégé par l’article 35 de la LC 1982

Dans son analyse, la juge a déterminé que l’article 42 de la Loi sur l’accise, 2001 conférait un large pouvoir discrétionnaire au ministre responsable. En effet, l’article 42 prévoit qu’un permis pour le commerce du tabac sera délivré sur recommandation du ministre, sans que le régime ne prévoit un encadrement qui aurait permis de considérer les droits protégés à l’article 35 de la LC 1982[15].

Considérant le régime dans son ensemble, la Cour a déterminé que celui-ci violait le droit de MM. White et Montour protégé par l’article 35 de la LC 1982[16].

La Cour a également déterminé que l’article 42 de la Loi sur l’accise, 2001 était en contravention avec le devoir de consultation de la Couronne découlant de la Covenant Chain ou chaîne d’alliance et qu’il constituait alors une violation des droits protégés par l’article 35 LC 1982. La Covenant Chain est un mégatraité oral issu d’une tradition remontant au 17e siècle entre la couronne britannique et la grande nation Haudenosaunee, laquelle inclut les Mohawks de Kahnawà :ke, qui visait à préserver le dialogue et prévoyait un mécanisme exhaustif de résolution des conflits entre les nations.

La cour a déterminé que cette violation n’était pas justifiée en l’espèce considérant qu’aucune circonstance ne permettait de voir une urgence à ce que la nouvelle Loi sur l’accise, 2001 vienne remplacer le régime qui existait alors. Même si la Loi sur l’accise, 2001 poursuivait des objectifs valables en termes de santé publique, l’absence de consultation ou de tentative de trouver une solution au commerce du tabac avec la communauté mohawk de Kahnawà :ke était injustifiable.

En rendant sa décision, la Cour a déterminé que la Covenant Chain était bel et bien un traité protégé par l’article 35 de la LC 1982, que ce traité était toujours en vigueur et qu’il n’avait pas été éteint. La Cour a déterminé que le défaut pour la couronne fédérale de consulter les parties à la Covenant Chain avant d’adopter la Loi sur l’accise, 2001 était une violation des droits protégés par le traité.

La Cour a prononcé un arrêt des procédures criminelles contre MM. White et Montour.

Conclusion

Si le jugement de la Cour supérieure devait être maintenu en appel, assumant que l’appel du PGQ est effectivement autorisé, ce nouveau test de l’article 35 de la LC 1982 concernant ce qui constitue un droit ancestral changera significativement la nature et la portée des droits des peuples autochtones au Canada et, par le fait même, les interactions entre ces droits et l’application des lois fédérales et provinciales.

Aussi, les conclusions de la Cour relativement à la Covenant Chain pourraient entraîner la reconnaissance de nouveaux droits de traités reposant sur une tradition orale et faire naître des obligations de consulter les premières nations de manière plus directe lors de l’élaboration et l’adoption de lois.

Ce dossier sera assurément à surveiller en 2024.

 



[1] R. c. Montour, 2023 QCCS 4154.

[2] Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72 au para 44 (CanLII), [2013] 3 RCS 1101, https://canlii.ca/t/g2f57.

[3] Voir le paragraphe 1203.

[4] Voir entre autres l’article 5 de la LDNUDPA.

[5] Voir le paragraphe 1209.

[6] Voir le paragraphe 1236.

[7] Voir le paragraphe 1293.

[8] Voir le paragraphe 1296.

[9] Voir les paragraphes 1325 à 1328.

[10] Voir le paragraphe 1331.

[11] Voir le paragraphe 1333.

[12] Voir les paragraphes 1370 et 1380.

[13] Voir le paragraphe 1409.

[14] Voir le paragraphe 1394.

[15] Voir le paragraphe 1472.

[16] Voir le paragraphe 1496.

Contactez les auteurs

Pour plus d'informations ou pour discuter d'un sujet, veuillez nous contacter.

Contactez les auteurs

Auteurs

  • Pierre-Christian Labeau, Avocat-conseil, Québec, QC, +1 418 640 2094, plabeau@fasken.com
  • Marie-Pierre Boudreau, Avocate, Montréal, QC, +1 514 397 5120, mboudreau@fasken.com

    Abonnement

    Recevez des mises à jour de notre équipe

    S'inscrire