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Entre consensuel et statutaire : la Cour d’appel clarifie la nature de l’arbitrage imposé par la loi

Fasken
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Bulletin litiges et résolution de conflits

Résumé

Dans un arrêt rendu le 4 avril 2024[1], la Cour d’appel du Québec, amenée à trancher un différend quant aux honoraires d’un avocat criminaliste à titre de prestations d’aide juridique, a infirmé le jugement rendu le 19 juillet 2023 par le juge Babak Barin de la Cour supérieure[2], en réitérant la distinction importante entre arbitrage consensuel et arbitrage statutaire en droit québécois.

La décision rendue en première instance soutenait que la simple possibilité d’avoir recours à l’arbitrage, fut-elle prévue par la loi, rendait malgré tout le processus de règlement de différend tributaire de la volonté des parties. Compte tenu de ses conclusions, à l’effet que le processus était consensuel, le juge Barin décidait que la demande en annulation était le seul recours disponible à l’encontre d’une sentence arbitrale rendue sous l’égide de la loi, laquelle est prévue à l’article 648 du Code de procédure civile.

Dans les motifs de l’arrêt rédigé par le juge Schrager, la Cour d’appel rappelle qu’une partie n’ayant d’autres choix que le recours à l’arbitrage en vertu de la loi est ainsi soumise à un arbitrage purement « statuaire ». Autrement dit, même si une partie fait le choix d’aller en arbitrage, ce choix n’en fait pas un arbitrage consensuel pour autant, dans le contexte où l’arbitrage est l’unique recours prévu par la loi. Ce faisant, la Cour affirme que seul le contrôle judiciaire est applicable dans les circonstances, et non le recours en annulation comme l’avait conclu le juge de première instance, et réitère que la norme d’intervention applicable est celle de la décision raisonnable, comme l’a déterminé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Guérin[3].

Cet arrêt clarifie l’interaction entre le droit administratif et l’arbitrage au Québec, en assurant que le recours au contrôle judiciaire est toujours disponible aux justiciables, et ce, surtout dans le contexte d’un arbitrage imposé par la loi.

Les faits

La Commission des services juridiques (la « Commission ») est chargée de l’application de la Loi sur l’aide juridique et sur la prestation de certains autres services juridiques au Québec[4] (la « LAJ »). La Commission veille à ce que l’aide juridique soit fournie aux personnes admissibles, et instaure des centres régionaux d’aide juridique qui dispensent les services prévus par la loi aux personnes admissibles. Le nœud du litige repose ainsi sur les honoraires réclamés par Me Gabriel Bérubé-Bouchard en vertu de la LAJ, dans le cadre des services qu’il a rendus dans deux dossiers criminels, desquels la Commission a retranché 35% des honoraires réclamés sous le couvert d’un plafond d’honoraires statutaire. Pour les cas comme celui-ci, la LAJ prévoit que le ministre de la Justice peut convenir d’une procédure de règlement des différends qui pourraient survenir dans le cadre de l’application de la loi. En l’espèce, un mécanisme d’arbitrage présidé par un juge de la Cour du Québec est prévu.

Dans le cadre de l’arbitrage tenu en vertu des dispositions de l’Entente entre le ministre de la Justice et le Barreau du Québec concernant le tarif des honoraires et les débours des avocats rendant des services en matières criminelle et pénale et concernant la procédure de règlement des différends (l’« Entente »), l’arbitre unique et juge de la Cour du Québec, le juge Stéphane Davignon, ordonne à la Commission de payer à Me Bérubé-Bouchard la somme de 3 439,63$. Par voie de demande de pourvoi en contrôle judiciaire, la Commission cherche la révision de la sentence arbitrale. Le principal intéressé, Me Bérubé-Bouchard, dépose quant à lui une demande en irrecevabilité en vertu de l’article 168 C.p.c.

Le jugement de la cour supérieure

Appelée à trancher cette demande en irrecevabilité d’un pourvoi en contrôle judiciaire, le juge Barin conclut que la procédure du règlement des différends prévue dans l’Entente était consensuelle, et que le seul recours disponible contre les sentences arbitrales résultant de celle-ci était la demande en annulation prévue à l’article 648 C.p.c.

Pour parvenir à une telle conclusion, la Cour supérieure rappelle les deux types d’arbitrages existant au Québec et insiste sur le fait qu’un recours en révision judiciaire ne peut être utilisé pour contester une sentence arbitrale consensuelle ni pour en examiner le fond. Ce faisant, le juge Barin établit également que la simple possibilité d’avoir recours à l’arbitrage, fût-elle prévue par la loi, rend le processus de règlement de différend tributaire de la volonté des parties et n’en fait pas un arbitrage statutaire.

C’est sur ce point que le bât blesse : selon la Cour, le fait que l’article 83.21 de la LAJ prévoit que l’Entente a force de loi n’affecte pas le caractère consensuel des deux paliers de règlement des différends prévu par l’Entente[5]. En d’autres termes, de l’avis du juge Barin, ce n’est pas parce que le législateur impose la juridiction du tribunal arbitral qu’il modifie ainsi la nature consensuelle de l’arbitrage. L’arbitrage statutaire, par opposition, rend impossible la soustraction au bénéfice des tribunaux juridiques. Essentiellement, le juge Barin conclut que ce serait une atteinte à la finalité recherchée par le législateur québécois de considérer que le processus d’arbitrage prévu dans l’Entente constitue un arbitrage statutaire. Selon le juge Barin, il s’agit d’une reconnaissance explicite de la légitimité de l’institution de l’arbitrage consensuel en tant que rouage du système de justice québécois.

Finalement, le juge Barin remet en cause les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Guérin. Le juge écrit que le processus de règlement des différends instauré dans la Loi sur l’assurance maladie était plutôt consensuel et non statutaire. Par conséquent, il conclut, en se fondant sur l’arrêt Zodiak[6], lequel s’inspire notamment d’arrêts de la Cour de cassation française[7], et l’arrêt Desputeaux[8], que le pourvoi en révision judiciaire ne peut être utilisé pour contester les sentences arbitrales consensuelles, notamment lorsque l’arbitrage est proposé par la loi.

L’arrêt de la cour d'appel

La Cour d’appel infirme le jugement de première instance, en précisant que l’affaire devra être renvoyée au tribunal inférieur, et tranchée par un autre juge que le juge Barin. Elle affirme que l'arbitrage prévu par l'Entente entre le ministre de la Justice et le Barreau du Québec était de nature statutaire et non consensuelle.

Pour ce faire, le juge Schrager présente plusieurs points au soutien de son raisonnement, dont les suivants :

  1. Les enseignements de l’arrêt Marquis[9] balisent le contrôle judiciaire dans le contexte des arbitrages prévus par la loi. La Cour d’appel réitère qu’il existe deux types d’arbitrage au Québec : le différend peut être soumis (1) à un tribunal arbitral conventionnel, en vertu de l’article 2638 C.c.Q., découlant de la volonté des parties, ou il peut être (2) obligatoire et imposé par la loi, nécessitant ainsi l’assujettissement à l’autorité d’un tribunal statutaire. D’un côté, l’arbitrage tient du droit privé, de l’autre, du droit administratif[10]. Tant qu’il n’est pas obligatoire comme seul mécanisme de résolution des conflits, même s’il est prévu par la loi, celui-ci doit être qualifié de consensuel. Ainsi, les enseignements du juge Dalphond, dans l’arrêt Marquis, sont encore applicables.
  2. L’Entente a force de loi et l’arbitrage est imposé[11]. L’Entente conclue entre le ministre de la Justice et le Barreau du Québec, prévoyant la procédure de règlement de différends, a force de loi. Même si la partie insatisfaite « peut » soumettre un tel différend à l’arbitrage, il s’agitnéanmoins du seul recours possible dans les faits. Par conséquent, il s’agit d’une « clause de compétence exclusive » excluant tout autre tribunal. Les parties ne peuvent se soustraire au mécanisme d’arbitrage. Le fait que l’Entente ait été le résultat de négociations entre le ministre de la Justice et le Barreau du Québec ne fait pas de l’arbitrage un arbitrage consensuel pour autant.
  3. Un litige de droit public donne ouverture à un contrôle judiciaire[12]. Sur le plan constitutionnel, l’arbitrage consensuel et l’arbitrage statutaire appartiennent à deux « sphères » différentes. Lorsque la source du litige est une décision d’un organisme administratif, qui, comme en l’espèce, porte sur sa décision de refuser d’accorder à l’avocat la totalité du montant d’honoraires auquel il aurait droit, alors une telle décision donne ouverture au contrôle judiciaire.
  4. Autre que les arrêts Desputeaux et Marquis, les jugements sur lesquels s’appuie le juge dans sa décision ne soutiennent pas sa conclusion[13]. La Cour d’appel a souligné que les affaires Fortin[14] et Guérin ont été mal interprétées par le juge Barin et qu’ils ne soutiennent pas l’idée que la nature de l’arbitrage prescrite par l’Entente soit consensuelle. Au contraire, ces décisions renforcent la nécessité d’un contrôle judiciaire vis-à-vis des arbitrages imposés par la loi, marquant ainsi un arbitrage statutaire et non consensuel.

Conclusion

En somme, cet arrêt de la Cour d’appel constitue un nouvel éclairage sur l’interprétation des mécanismes d’arbitrage imposés par la loi au sein du système juridique québécois. En infirmant la décision du juge Barin, la Cour d’appel clarifie non seulement la nature statutaire de l’arbitrage prévu par l’Entente, mais réaffirme également l’importance du contrôle judiciaire dans la surveillance des sentences découlant d’arbitrages non consensuels.

Cet arrêt clarifie l’interaction entre le droit administratif et l’arbitrage au Québec, en assurant que le recours au contrôle judiciaire est toujours disponible aux justiciables, et ce, surtout dans le contexte d’un arbitrage imposé par la loi.

 



[1] Commission des services juridiques c. Bérubé-Bouchard, 2024 QCCA 390

[2] Commission des services juridiques c. Bérubé-Bouchard, 2023 QCCS 2840

[3] Québec (Procureure générale) c. Guérin, 2017 CSC 42, [2017] 2 RCS 3

[4] RLRQ, c. A-14

[5] Supra, note 1, para. 44

[6] Zodiak International c. Polish People's Republic, [1983] 1 RCS 529

[7] Cass. Comm., 23 janvier 1951, J.C.P. 1951.IV.45; Cour Paris, 4e Ch., 13 décembre 1950, Rep. Commaille. II.146, n° 18394

[8] Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., 2003 CSC 17 [Desputeaux]

[9] Conseil d'arbitrage des comptes des avocats du Barreau du Québec c. Marquis, 2011 QCCA 133

[10]Supra, note 1, para. 15-17

[11] Supra, note 1, para. 19-21

[12] Supra, note 1, para. 23

[13] Supra, note 1, para. 26-28

[14] Fortin c. Centre communautaire juridique du Nord-Ouest, [1984] R.D.J. 579, (QC CA), par. 17

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