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Le rejet de l’expertise de nature juridique : aucun passe-droit malgré les assouplissements en responsabilité professionnelle

Fasken
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Bulletin litiges et résolution de conflits

L’avocat-expert exerçant dans un domaine spécialisé n’est pas dispensé de faire état des pratiques usuelles ou des normes de diligence, à défaut de quoi ses conclusions sur une éventuelle faute professionnelle sont inadmissibles : le rejet de l’expertise sera ordonné (art. 241 C.p.c.).

Dans un récent jugement[1], l’Honorable Florence Lucas, j.c.s., rejette l’expertise en droit fiscal d’un avocat et professeur de l’Université Laval (l’« Expertise ») aux motifs que l’Expertise n’est pas de nature à éclairer le tribunal puisqu’elle ne rencontre pas les critères de pertinence ou de nécessité et que l’expert empiète sur le rôle du juge[2].

Essentiellement, le Tribunal estime que l’Expertise souffre d’une absence de méthodologie, laquelle empêche le juge de comprendre, de soutenir et d'adhérer à l’opinion d'expert[3]. Tout au plus, l’Expertise traduit la vision personnelle de l’expert, sans valeur ajoutée[4]; un point de vue dépourvu de références à des normes professionnelles reconnues, militant ainsi pour son rejet.

Au cœur du litige, la faute professionnelle alléguée d’un avocat-fiscaliste (le « Défendeur ») qui, lors de l’exécution de son mandat, aurait mal représenté sa cliente (la « Demanderesse ») dans un litige l’opposant aux autorités fiscales, lui causant des dommages évalués à 5,7 M$.

D’entrée de jeu, le Tribunal souligne la particularité de l’Expertise en litige :

[12] … Ici, il est admis et clair que l’Expertise soumise expose une opinion juridique émise en droit fiscal, par un avocat spécialisé dans ce domaine …

[…]

[16] … le rapport d'expertise présente clairement une opinion juridique en droit fiscal visant à démontrer les « représentations légales appropriées » que le défendeur Gadbois a omis de présenter à Revenu Québec, un argument lié au « lieu de fourniture / place of supply », basé sur les articles 22.2 à 24.3 de la Loi sur la taxe de vente du Québec(L TVQ) qualifié de rudimentaire par l'expert.

[nous soulignons]

Après avoir campé le cadre d'analyse applicable à une demande de rejet d'expertise[5], la juge rappelle qu’en « règle générale ''les expertises de nature juridique sont irrecevables, car inutiles au juge'' qui est lui-même expert du droit interne »[6].

Pour satisfaire les critères d’admissibilité, l’expertise de nature juridique doit donc dépasser l’expérience et la connaissance du juge en lui fournissant des renseignements techniques ou scientifiques[7]. Sur ce point, la juge s’appuie sur les enseignements de la jurisprudence – plus particulièrement en matière de normes de pratiques professionnelles d’un notaire, d’un architecte ou d’un avocat, domaines dans lesquels les tribunaux peuvent retenir les rapports d'expertise de la nature d'une opinion juridique[8].

Le Tribunal procède ensuite à l’analyse du contenu de l’Expertise, devant alors déterminer si le rapport d’expert est de nature à éclairer le juge du fond, à savoir : « est-ce qu'un avocat spécialisé en droit fiscal aurait pris les mêmes démarches et décisions que le défendeur Gadbois? »[9]. La conclusion de la juge Lucas est sans nuance : « l’Expertise ne serait d'aucun secours au juge du fond pour répondre à cette question »[10].

Au soutien de ses motifs, le Tribunal met d’abord en exergue certains passages de l’Expertise à la lumière desquels l’expert semble davantage verser dans l’appréciation personnelle que dans l’explication technique : « argument rudimentaire », « l’omission [du Défendeur] de soulever des questions fondamentales […] laisse pantois » et « une règle de base que tout fiscaliste, a fortiori un spécialiste en taxes, est censé connaître »[11] (le tribunal souligne).

S’appuyant sur la jurisprudence en responsabilité professionnelle dans des domaines connexes, le Tribunal marque ensuite une nette distinction entre la substance de l’Expertise en litige et celles dont les Tribunaux ont discuté l’admissibilité. Comme principale distinction : les rapports d’expertises fondés sur des normes et usages, faisant appel à des connaissances techniques, à de la littérature scientifique ou technique, à de la jurisprudence ou de la doctrine[12]. Ce faisant, le Tribunal place l’Expertise en litige à l’opposé du spectre, cette dernière relevant davantage de l’appréciation personnelle du travail d’un confrère.

Considérant le tout, le Tribunal fait droit à la demande en irrecevabilité, malgré la prudence qui s’impose aux demandes en irrecevabilité, laquelle conduit bien souvent le Tribunal à déférer au juge du fond la question de l’admissibilité d’une expertise. Le critère justifiant le rejet est ainsi satisfait : à sa face même, l’expertise a une valeur probante ou une utilité si faible qu'il est évident que celle-ci est surpassée par son effet préjudiciable[13].

L’avocat-expert – même s’il exerce dans un domaine spécialisé – n’est donc pas dispensé de faire état des pratiques usuelles ou des normes de diligence, à défaut de quoi son expertise laissera le tribunal… pantois!

*Fasken représente le défendeur Dentons Canada LLP dans ce dossier, avec une équipe constituée de Sébastien Richemont et Nicolas Mancini.



[2] Id. par. 34.

[3] Id. par. 27.

[4] Id. par. 28.

[5]Id, par. 9-11. Voir Excavations Payette ltée c. Ville de Montréal, 2022 QCCA 1393, par. 20 et ss.; R. c. Mahan, (1994] 2 R.C.S. 9.; White Burgess Langille lnman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C .S. 182, par. 16 et ss.

[6] Id. par. 17.

[7] Id.

[8]Id. par. 18.

[9] Id. par. 21.

[10] Id. par. 22.

[11] Id. par. 23.

[12] Id. par. 29-31.

[13] Id. par. 10.

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  • Sébastien Richemont, Associé, Montréal, QC, +1 514 397 5121, srichemont@fasken.com
  • Nicolas Mancini, Avocat, Montréal, QC, +1 514 397 5293, nmancini@fasken.com
  • Adel Remila, Avocat, Montréal, QC, +1 514 303 5362, aremila@fasken.com

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