La volatilité du marché de l’emploi au cours des dernières années a entraîné un changement notable des tendances en matière de rémunération des salariés, puisque les employeurs cherchent de nouvelles façons d’attirer, de motiver et de fidéliser les employés talentueux. Les mesures incitatives à long terme telles que les régimes de rémunération sous forme d’actions – autrefois réservés aux hauts dirigeants – sont maintenant devenues une composante populaire des régimes de rémunération des employés clés, particulièrement pour les entreprises en démarrage désireuses d’offrir de meilleures conditions d’emploi sans pour autant nuire à leur résultat net.
Afin d’atteindre ces résultats, les employeurs doivent assurer une rédaction méticuleuse des documents concernant le régime, ce qui nécessite notamment une compréhension approfondie des activités ainsi qu’une maîtrise du droit de l’emploi. Le régime doit prévoir des dispositions claires portant sur le traitement de la rémunération sous forme d’actions en cas de cessation d’emploi, compte tenu de l’effet des dispositions d’ordre public comme l’article 2092 du Code civil du Québec (le « C.c.Q. »). Cet article établit le droit d’un salarié de réclamer des dommages-intérêts en réparation de la perte subie lorsque le délai de congé est insuffisant et empêche une renonciation anticipée à ce droit.
Les employeurs qui offrent des régimes de rémunération sous forme d’actions devraient prendre note du récent jugement rendu par la Cour d’appel du Québec (la « Cour d’appel ») dans l’affaire Endeavour Canada Holdings Corporation c. Boucher[1], qui a confirmé l’adjudication de dommages-intérêts importants représentant la valeur des unités d’action avec restriction (« UAR ») octroyées à un employé dont l’emploi a pris fin sans motif sérieux, même si les UAR n’étaient pas encore acquises au moment de la cessation d’emploi. Le jugement met en lumière les modalités du régime ainsi que la politique de l’employeur en matière de délai de congé en cas de cessation d’emploi.
Les faits
Contremaître général en électricité, l’employé (l’ « intimé ») était âgé de 56 ans et comptait plus de 11 années de service lorsqu’il a été congédié le 6 mai 2020, pendant qu’il était en congé sans solde volontaire en raison d’un problème respiratoire qui le rendait vulnérable à la COVID-19. Ce congédiement était fondé sur son refus de retourner travailler à un site minier en Afrique de l’Ouest. Bien que l’intimé ait soutenu avoir le droit de demeurer en congé sans solde, l’employeur a jugé que son refus était injustifié et a mis fin à son emploi sans préavis et sans l’avertir que son emploi était en jeu. Il faut noter que l’employeur était en processus de vente de l’entreprise. Cette vente a été conclue le 1ᵉʳ juillet 2020, et en raison de la fusion entre l’acquéreuse (l’« appelante ») et l’employeur à la suite de la vente, l’appelante a hérité des droits et obligations de l’employeur, y compris ceux liés au congédiement de l’intimé avant la clôture.
Au cours de son emploi, l’intimé s’était vu attribuer un total de 27 001 UAR qui, en temps normal, auraient été acquises à la fin d’un cycle de rendement de trois ans conformément aux modalités du régime, de sorte que les UAR n’avaient pas acquises à la date de cessation d’emploi. Toutefois, conformément aux modalités du régime, le conseil d’administration de l’employeur a devancé la date de fin du cycle de rendement et a mis fin au régime avec prise d’effet à la date de clôture. Toutes les UAR octroyées aux participants dont l’emploi était actif ont donc été acquises le 1ᵉʳ juillet 2020.
L’intimé a déposé une demande à la Cour supérieure du Québec (la « CSQ ») alléguant qu’il avait été congédié sans motif sérieux et qu’il avait droit à une indemnité tenant lieu de délai de congé raisonnable. La réclamation comprenait notamment des dommages-intérêts correspondant à la valeur des UAR de l’intimé au motif qu’elles étaient devenues acquises pendant la période du délai de congé raisonnable qui lui était dû, conformément à la politique de l’employeur qui prévoyait un délai-congé de quatre semaines par année de service (la « politique d’indemnité de licenciement »).
Le jugement de la Cour supérieure du Québec
Dans un jugement rendu le 30 septembre 2020[2], la CSQ avait conclu que l’employeur avait agi prématurément en omettant d’appliquer des mesures disciplinaires progressives ou en avisant l’intimé qu’il risquait d’être congédié s’il continuait de refuser de retourner au travail. Par conséquent, la CSQ avait statué que l’intimé avait été congédié sans « motif sérieux » au sens de l’article 2094 du C.c.Q.
En appliquant les modalités de la politique d’indemnité de licenciement, le tribunal avait déterminé qu’un délai de congé raisonnable d’environ 11 mois était dû à l’intimé et lui avait accordé un total de 280 118,63 $ en dommages-intérêts, soit l’équivalent de la rémunération qu’il aurait reçue s’il avait continué à travailler pendant la période du délai de congé conformément aux articles 2091 et 2092 du C.c.Q. Cette indemnité comprenait un montant de 123 934,59 $ correspondant à la valeur de ses 27 001 UAR, étant donné que les droits y afférents avaient été acquis pendant le délai de congé raisonnable.
En ce qui concerne le montant des dommages-intérêts, la CSQ avait rejeté l’argument selon lequel aucune indemnité n’était due parce que l’intimé était en congé volontaire sans solde au moment de son congédiement. Plus précisément, la CSQ avait conclu qu’en plus de présupposer que l’intimé serait demeuré en congé sans solde indéfiniment, cet argument établissait le principe illogique selon lequel chaque employé en congé sans solde au moment de son congédiement n’avait pas droit à un délai de congé raisonnable.
Pour ce qui est des UAR, la CSQ avait appliqué les modalités de la politique d’indemnité de licenciement qui, d’une part, prévoyait expressément qu’un employé dont l’employeur met fin à l’emploi conserve ses droits aux UAR jusqu’à ce qu’elles soient acquises à la fin du cycle de rendement conformément aux modalités du régime. D’autre part, le régime stipulait que le nombre d’UAR acquises devait être rajusté au prorata selon le nombre de jours travaillés durant le cycle de rendement et excluait expressément toute période de délai-congé aux fins du calcul du prorata.
Dans ce qui semble être une compréhension erronée des modalités du régime, la CSQ avait conclu que le régime ne prévoyait pas le traitement des UAR à la suite de la cessation d’emploi d’un participant sans motif sérieux et avait refusé d’appliquer le rajustement proportionnel pour l’acquisition des UAR. Selon le tribunal, ce calcul ne s’appliquerait qu’aux UAR qui auraient été octroyées (plutôt qu’acquises) pendant la période de préavis. La CSQ avait donc conclu que les 27 001 UAR de l’intimé étaient toutes devenues acquises.
L’appelante a porté le jugement en appel devant la Cour d’appel du Québec, mais seulement quant au montant des dommages-intérêts accordés pour les UAR au motif que la CSQ aurait dû appliquer le rajustement proportionnel prévu au régime.
Le jugement de la Cour d’appel du Québec
Dans un jugement rendu le 26 janvier 2024, la Cour d’appel a rejeté l’appel et confirmé le montant des dommages-intérêts accordés pour les UAR de l’intimé, malgré les faiblesses qu’elle a relevées dans l’analyse du régime effectuée par la CSQ.
Contrairement aux motifs énoncés par la CSQ, la Cour d’appel a conclu que le régime prévoyait bel et bien, même si ce n’est que de façon implicite, le traitement des UAR en cas de cessation d’emploi d’un participant sans motif sérieux, en prévoyant : i) le droit continu d’un participant d’acquérir des UAR jusqu’à la date de fin du cycle de rendement nonobstant la cessation de son emploi (sous réserve du rajustement proportionnel décrit ci-dessus); et ii) la date à laquelle un participant a cessé d’être un employé au sens du régime, dans une tentative d’exclure expressément toute période de préavis raisonnable de cessation d’emploi aux fins du rajustement proportionnel.
L’appelante a fait valoir que la date de fin devancée du cycle de rendement n’était retenue que pour les UAR octroyées aux participants du régime dont l’emploi était actif, de sorte que la date d’acquisition des UAR de l’intimé demeurait inchangée (et en dehors de la période du délai de congé). La Cour d’appel a rejeté cet argument au motif que le régime ne faisait pas cette distinction.
De plus, elle a annulé l’exclusion du régime du délai de congé raisonnable à la lumière du principe fondamental édicté à l’article 2092 C.c.Q. selon lequel un salarié ne peut renoncer à son droit d’obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu’il subit lorsque le délai de congé est insuffisant. Selon la jurisprudence pertinente[3], un salarié qui est congédié sans motif sérieux et sans préavis a droit à une indemnité tenant lieu de la rémunération qu’il aurait reçue pendant la durée du délai de congé raisonnable applicable. Compte tenu du délai de congé raisonnable (de 11 mois) établi conformément à la politique d’indemnité de licenciement, la Cour d’appel a conclu que l’intimé était toujours un participant du régime à la date de fin devancée du cycle de rendement, de sorte que ses UAR sont devenues acquises en même temps que celles octroyées aux participants dont l’emploi était actif.
En ce qui concerne le calcul du rajustement proportionnel du régime, la Cour d’appel a conclu que son application dans ce cas précis serait contraire à l’article 2092 du C.c.Q, car elle équivaudrait à une limitation du droit de l’intimé de recevoir une indemnité tenant lieu des UAR qui auraient été acquises pendant le délai de congé raisonnable. À cet égard, le libellé des documents relatifs au régime était un facteur déterminant, puisqu’il a mené à la conclusion que le régime était un avantage pécuniaire faisant partie de la rémunération globale de l’intimé pour laquelle il avait le droit d’être indemnisé en vertu des articles 2091 et 2092 du C.c.Q. La Cour d’appel est parvenue à cette conclusion à la lumière du libellé : i) du contrat d’octroi des UAR qui stipulait que l’octroi constituait une « composante de [l’]enveloppe de rémunération [de l’intimé] »; ii) des objectifs du régime qui visaient à procurer aux participants un « incitatif supplémentaire pour leurs efforts » (c.-à-d. une forme de rémunération compensatoire); et iii) des dispositions du régime et de la politique d’indemnité de licenciement qui stipulaient expressément que les participants conservaient leur droit d’acquérir des UAR nonobstant la cessation de leur emploi. En outre, il est à noter que le nombre d’UAR octroyées à l’intimé au cours de son emploi a été déterminé proportionnellement à son salaire annuel, ce qui suggère aussi que les UAR ont été octroyées à titre de rémunération des services rendus par l’intimé.
La Cour d’appel a ensuite conclu qu’en cas de cessation d’emploi sans motif sérieux, les droits d’un employé aux termes d’un régime de rémunération sous forme d’actions, comme un régime d’UAR, doivent être déterminés à la lumière du libellé du régime et des lois applicables. Bien que sa décision ait été défavorable à l’appelante à la lumière des circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour d’appel a néanmoins confirmé que chaque cas repose sur son propre ensemble de faits.
Ce que les employeurs doivent retenir
On peut tirer plusieurs leçons du jugement de la Cour d’appel dans cette affaire. En l’absence d’une planification, d’une analyse juridique et d’une rédaction méticuleuse lors de la mise en œuvre de régimes de rémunération sous forme d’actions, les employeurs pourraient devoir assumer des coûts imprévus à la suite d’une cessation d’emploi. De plus, les acquéreurs d’une entreprise devraient effectuer un contrôle diligent complet des questions liées à l’emploi et à la rémunération, afin de bien cerner toute exposition éventuelle postérieure à la clôture de la vente et de mettre en œuvre les stratégies d’atténuation des risques appropriées avant la clôture.
Pour assurer des résultats optimaux et la protection de leurs résultats nets, les employeurs devraient prendre note des éléments suivants lorsqu’ils envisagent des régimes de rémunération sous forme d’actions :
- Le régime devrait être rédigé de façon à établir clairement que les droits de souscription d’actions des participants sont de nature prospective et qu’ils ne peuvent être octroyés qu’à titre d’incitatif de maintien en fonction, auquel un participant a droit seulement si son emploi est actif et qu’il fournit des services à l’employeur lorsque les droits se concrétisent;
- Les documents relatifs au régime (comme le régime lui-même et les contrats d’attribution connexes) devraient être exempts de toute mention suggérant que les droits de souscription d’actions sont attribués à titre de rémunération compensatoire en paiement des services rendus ou à titre de « mesure incitative » pour stimuler rendement. De même, le régime ne devrait pas être présenté à un participant comme une composante de son enveloppe de rémunération globale;
- Les employeurs devraient éviter de répartir les dispositions pertinentes entre différents documents et plutôt regrouper toutes les modalités pertinentes dans le régime lui-même afin d’en assurer la cohérence et la clarté. Ils devraient aussi examiner les modalités de leurs contrats de travail types afin d’en assurer l’harmonie et la cohérence avec le régime;
- Le régime devrait prévoir, dans des dispositions distinctes, l’acquisition du droit de souscription d’actions par les participants dont l’emploi est actif et qui fournissent des services à l’employeur et par les participants dont l’emploi n’est pas actif, en établissant des distinctions entre les participants dont l’emploi prend fin avec ou sans motif sérieux ou par démission volontaire;
- Les employeurs devraient toujours consulter un conseiller en droit de l’emploi ayant de l’expérience en matière de régimes de rémunération sous forme d’actions avant de mettre en œuvre le régime.
[1] 2024 QCCA 93.
[2] 2022 QCCS 3641.
[3] Aksich c. Canadian Pacific Railway, 2006 QCCA 931, par. 120; Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc., 2014 CSC 51, par. 51-56; Fieldturf Tarkett Inc. (Tarkett inc.) c. Gilman, 2014 QCCA 147, par. 17-18; Lareau c. Centre du camion Gamache inc., 2023 QCCA 667, par. 139.