L’arrêt phare de la Cour suprême du Canada Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (« Vavilov ») a modifié le droit relatif au contrôle judiciaire au Canada. Cet arrêt l’a modifié si fondamentalement que la Cour suprême a expressément averti les avocats, les tribunaux inférieurs et le public que les décisions antérieures à l’arrêt Vavilov devaient être examinées avec une certaine prudence et que les tribunaux devraient d’abord suivre les indications données dans cet arrêt.
L’importance de cette mise en garde a pris tout son sens dans le cadre du débat qui a récemment eu lieu devant les cours d’appel provinciales et la Cour d’appel fédérale à l’égard de la norme de contrôle applicable lors du contrôle de la validité de textes législatifs subordonnés, soit des règles édictées par un décideur administratif agissant sous l’autorité d’une loi. Plus particulièrement, au terme de ce débat, les tribunaux du Canada ont été appelés à déterminer si un arrêt antérieur à Vavilov qui avait adopté une approche marquée par un très haut degré de déférence, soit l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 (« Katz »), demeurait applicable au contrôle judiciaire des textes législatifs subordonnés.
Dans l’arrêt Auer c. Auer, 2024 CSC 36 (« Auer ») et l’arrêt connexe TransAlta Generation Partnership c. Alberta, 2024 CSC 37 (« TransAlta »), la Cour suprême a confirmé qu’il n’était pas approprié de continuer à appliquer le seuil établi par l’arrêt Katz. Le très haut degré de déférence qu’il impliquait est en effet incompatible avec les enseignements de l’arrêt Vavilov et doit donc être abandonné.
L’abandon du seuil établi par Katz facilitera en quelque sorte la contestation de la validité des textes législatifs subordonnés, quoique les tribunaux demeurent liés par le principe de la retenue judiciaire.
Contexte
L’arrêt Vavilov a marqué un changement de paradigme dans l’approche à suivre en matière de contrôle judiciaire. En termes simples, l’arrêt Vavilov a établi que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est la norme rigoureuse de la décision raisonnable, sauf indication contraire du législateur ou à moins que la primauté du droit n’exige l’application de la norme de la décision correcte. Instaurant une « culture de justification », l’arrêt Vavilov a établi que, lorsque des motifs sont requis du décideur, ceux-ci constituent le point de départ de l’application de la norme de la décision raisonnable.
Les textes législatifs subordonnés, tels que les règlements, décrets, arrêtés ou règles, représentent une partie importante de la législation au Canada et ont une incidence directe sur la vie de nombreux Canadiens. Cependant, l’arrêt Vavilov n’a pas expressément expliqué comment son cadre d’analyse et son recours à une culture de justification s’appliquent aux textes législatifs subordonnés, qui, souvent, ne sont pas accompagnés de motifs.
L’arrêt Katz a été rendu en 2013. Il a établi une approche marquée par un très haut degré de déférence envers les textes législatifs subordonnés, particulièrement à l’égard de ceux promulgués par le pouvoir exécutif. Dans la foulée du changement de paradigme occasionné par l’arrêt Vavilov, il est donc devenu nécessaire de déterminer si cet arrêt remplaçait complètement Katz ou si certains des éléments du cadre d’analyse établi par Katz demeuraient applicables.
Certaines décisions, dont deux arrêts importants de la Cour d’appel fédérale[1] et un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[2], ont conclu que Vavilov avait complètement remplacé Katz. D’autres, notamment les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta dans les affaires Auer et TransAlta, ont conclu que l’arrêt Vavilov ne s’appliquait pas aux textes législatifs subordonnés et qu’à tout le moins, ceux promulgués par l’exécutif devaient emporter un plus haut degré de déférence de la part des tribunaux conformément aux principes établis par l’arrêt Katz.
De telles positions diamétralement opposées entre les cours d’appel du pays sont rares. La Cour suprême du Canada a manifestement décidé qu’il fallait mettre un terme à ce désaccord et a accordé une permission d’en appeler dans les affaires Auer et TransAlta.
La Cour suprême clarifie l’approche en matière de contrôle judiciaire des textes législatifs subordonnés
Dans un jugement (heureusement) unanime rédigé par la juge Côté, la Cour suprême du Canada a clarifié l’approche à suivre pour contrôler la validité des textes législatifs subordonnés ainsi que l’interaction entre les arrêts Vavilov et Katz. Trois enseignements principaux doivent être retenus.
1. La rigoureuse norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov est présumée s’appliquer lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné
La Cour a confirmé ce que bon nombre soupçonnaient : la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov est présumée s’appliquer lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné.
L’analyse découlant de la norme de contrôle de la décision raisonnable de l’arrêt Vavilov est rigoureuse. Elle porte la cour de révision à « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, c’est-à-dire la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci ».
Dans le cadre d’une contestation de la légalité d’un texte législatif subordonné, la partie à l’origine de la contestation doit démontrer que le texte législatif subordonné ne cadre pas raisonnablement avec la délégation de pouvoir prévue par la loi habilitante, compte tenu du libellé de ses dispositions pertinentes, de son contexte et de son objet.
Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne vise pas à déterminer si les règles promulguées sont elles‐mêmes raisonnables ou si elles constituent une bonne idée. Il s’agit simplement de déterminer si l’interprétation que le décideur a donnée au pouvoir de réglementation qu’il tient de la loi était raisonnable.
La Cour a également confirmé qu’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’applique à tous les textes législatifs subordonnés, peu importe le délégataire qui les a édictés, sa proximité avec le pouvoir législatif ou le processus suivant lequel les textes législatifs ont été édictés. En d’autres termes, pour ne nommer que ces exemples, un contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’applique de la même manière aux règlements, aux décrets, aux arrêtés et aux règles.
Traitant du fait qu’il est fréquent que les textes législatifs subordonnés ne soient pas accompagnés de motifs écrits, la Cour a réitéré que l’arrêt Vavilov a envisagé la possibilité d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable en l’absence de motifs écrits, en mentionnant le dossier et le contexte comme de possibles outils à la disposition des tribunaux.
2. Pour qu’un texte législatif subordonné soit déclaré ultra vires, il n’a plus besoin d’être sans importance, non pertinent ou complètement étranger à l’objet de la loi habilitante, écartant ainsi le seuil établi par l’arrêt Katz
La Cour a rejeté l’approche appelant un très haut degré de déférence adoptée dans l’affaire Katz et a explicitement déclaré que le seuil relatif au texte législatif « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » ne s’applique plus au contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. En termes simples, ce seuil appelait un degré de retenue judiciaire trop élevé et était incohérent avec celui requis par l’arrêt Vavilov.
Le maintenir en dépit du changement substantiel qu’a entraîné l’arrêt Vavilov perpétuerait l’incertitude en droit, serait incompatible avec le contrôle rigoureux selon la norme de la décision raisonnable qui est exposé en détail dans cet arrêt et compromettrait la concrétisation de sa promesse de simplicité, prévisibilité et cohérence.
3. Néanmoins, les autres principes énoncés dans l’arrêt Katz, y compris la présomption de validité d’un texte législatif subordonné, demeurent valables en droit
Néanmoins, la Cour ne s’est écartée que légèrement de l’arrêt Katz puisqu’elle a autrement maintenu les autres éléments du cadre d’analyse établi dans cette affaire, combinant ainsi les enseignements de l’arrêt Vavilov et ceux de l’arrêt Katz. Plus particulièrement, l’arrêt Auer confirme que les quatre principes suivants tirés de l’arrêt Katz demeurent applicables pour le contrôle des textes législatifs subordonnés.
Premièrement, le principe selon lequel un texte législatif subordonné « doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci » continue de s’appliquer dans le cadre d’un contrôle de sa validité.
Deuxièmement, le principe selon lequel un texte législatif subordonné bénéficie d’une présomption de validité demeure également applicable. Cette présomption signifie qu’il incombe à la partie qui conteste le texte législatif de démontrer qu’il est invalide. La présomption signifie également que les tribunaux doivent favoriser une méthode d’interprétation qui concilie le texte législatif avec sa loi habilitante afin, dans la mesure du possible, de préserver sa validité.
Troisièmement, les textes législatifs subordonnés et leur loi habilitante doivent continuer d’être interprétés au moyen d’une méthode d’interprétation large et téléologique.
Quatrièmement, les tribunaux ne peuvent pas examiner le bien‑fondé d’un texte législatif subordonné au regard de considérations d’intérêt général afin de déterminer s’il est « nécessaire, sage et efficace dans la pratique ». Les tribunaux doivent uniquement contrôler la légalité ou la validité du texte législatif subordonné.
D’ailleurs, une grande partie de la résistance à l’application du cadre d’analyse établi par l’arrêt Vavilov aux textes législatifs subordonnés était axée sur cet aspect. Plus particulièrement, selon certains, son application violerait le principe de la séparation des pouvoirs en invitant les tribunaux à examiner leur bien‑fondé. Or, la Cour suprême a répondu à cette critique en expliquant que les conséquences potentielles ou concrètes du texte législatif subordonné ne sont pertinentes que dans la mesure où une cour de révision doit décider si le délégataire était raisonnablement autorisé à édicter le texte législatif subordonné ayant de telles conséquences.
Les répercussions futures de l’arrêt Auer pour les contestations de textes législatifs subordonnés
L’affaire Auer apporte clarté et cohérence au droit. Elle témoigne du caractère durable du changement substantiel que l’arrêt Vavilov a provoqué en droit administratif. Plus de cinq ans plus tard, Vavilov continue d’exercer une forte influence sur l’évolution de la jurisprudence et l’approche devant être adoptée par les tribunaux dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
La décision Auer a pour effet de faciliter le contrôle judiciaire des textes législatifs subordonnés, car les termes utilisés dans Katz avaient rendu presque impossible l’atteinte du seuil qu’il avait établi. La norme de contrôle de la décision raisonnable de Vavilov est « rigoureuse » ou plus exigeante envers les décideurs administratifs puisqu’elle implique un degré de déférence moins élevé qu’en vertu de Katz. Une demande de contrôle judiciaire peut maintenant être présentée lorsqu’un décideur a interprété ses pouvoirs d’établir des règles de façon déraisonnable et a donc adopté une règle invalide. De plus, le contrôle ne se limite pas à une simple opération d’interprétation. Il comprend la contestation des motifs invoqués pour l’adoption des textes législatifs subordonnés, qui devront souvent être induits des circonstances ou de différentes sources. Cela emporte que nous pourrions voir davantage de contestations, et que ces contestations pourraient être plus souvent accueillies en vertu de l’arrêt Auer qu’en vertu de l’arrêt Katz.
Néanmoins, l’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas substantiellement plus facile. Cette norme demeure cohérente avec le principe de la retenue judiciaire. De plus, plusieurs fardeaux d’importance incombent encore à la partie qui conteste la validité d’un texte législatif subordonné. La présomption de validité signifie que les tribunaux demeureront prudents avant de déclarer un texte législatif invalide et, avant de ce faire, ils tenteront, dans la mesure du possible, de le concilier avec sa loi habilitante. De plus, l’interdiction de contester un texte législatif subordonné en fonction de son bien-fondé continuera d’éliminer la possibilité de nombreuses contestations. Les tribunaux demeurent également tenus d’interpréter les pouvoirs du délégataire au moyen d’une méthode d’interprétation législative large et téléologique. Ainsi, les contestations des textes législatifs subordonnés demeureront complexes et les contestations fructueuses rares.
[1] Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171; Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 210.
[2] British Columbia (Attorney General) c. Le, 2023 BCCA 200.