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Abus de droit d’un employeur : La Cour du Québec accorde 30 000 $ en dédommagements à des travailleurs étrangers

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Bulletin Travail, emploi et droits de la personne

Deux employés embauchés via le Programme des travailleurs étrangers temporaires (« PTET »), alors qu’ils étaient poursuivis par l’employeur pour les dommages et inconvénients subi en raison de leur démission, ont plutôt reçu plus de 30 000 $ en dommages et honoraires extrajudiciaires de la part de leur ancien employeur.

Cette décision rendue en octobre 2024 par le juge Christian Brunelle de la Cour du Québec adresse des mises en garde aux employeurs recrutant des travailleurs étrangers sous permis de travail fermé quant à la gestion de la relation d’emploi et à la résiliation du contrat de travail.

Les faits

En 2017, l’Employeur initie un recrutement à l’international menant à l’embauche des deux défendeurs, Ivan et Cleverson (« les Travailleurs »), sous des permis de travail fermés d’une durée de 36 mois.

En 2019 et en 2020, à quelques mois d’intervalle, les Travailleurs démissionnent. L’Employeur affirme que la démission d’Ivan a provoqué un arrêt temporaire de machines le contraignant à faire appel à des sous-traitants pendant près de deux ans. Quant à la démission de Cleverson, l’Employeur allègue qu’elle a causé un ralentissement de la production se matérialisant en retard de livraison de plusieurs semaines.

Les positions des parties

L’Employeur prétend avoir subi des pertes de revenu importantes en raison du départ sans préavis raisonnable des Travailleurs, deux machinistes. Il évalue que ce préavis aurait dû être de 8 semaines. En demande principale, il réclame la somme de 52 604,80 $ pour Ivan et de 49 600,00 $ pour Cleverson.

Les Travailleurs soutiennent qu’ils avaient un motif pour mettre fin unilatéralement et sans préavis au contrat de travail : l’Employeur ne respectait pas les conditions convenues au contrat de travail. Les Travailleurs se portent alors demandeurs reconventionnels et réclament chacun 20 000 $ en dommages-intérêts « pour ennuis, troubles et inconvénients » et leurs honoraires extrajudiciaires.

L'analyse du tribunal

La nature du contrat de travail

Il n’est pas contesté par les parties que les contrats de travail étaient à durée indéterminée, bien que les permis de travail indiquent une durée de 36 mois.

La relation d’emploi avec un travailleur étranger

Le Tribunal estime qu’il est crucial de considérer les questions en litige à la lumière des difficultés des travailleurs étrangers, leur vulnérabilité due à l’isolement, les barrières culturelles et linguistiques, et leur méconnaissance des droits du pays d’accueil. Le Tribunal ajoute : « Cette vulnérabilité [des travailleurs étrangers] est encore plus grande quand le permis de travail « fermé » accordé par le pays d’accueil l’autorise à travailler seulement pour l’employeur désigné, sans égard à la « liberté de travail » pourtant reconnue à tout être humain »

La durée raisonnable du préavis de démission

Le Tribunal rappelle que, dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée, l’obligation de donner un préavis de cessation d’emploi est bilatérale et la durée de ce préavis doit être raisonnable en fonction de (i) la nature de l’emploi, (ii) des circonstances particulières et de (iii) la durée de la prestation de travail.

Or, le Tribunal ne fait pas droit à la prétention de l’Employeur suivant laquelle les Travailleurs étaient dans l’obligation de lui offrir un préavis de démission de 8 semaines, notamment parce que :

  • Les postes occupés par les deux Travailleurs ne peuvent être considérés comme stratégiques ou critiques pour l’entreprise, l’Employeur embauchant déjà 15 à 20 machinistes;
  • Les Travailleurs n’ont pas été en mesure de comprendre les modalités de leur contrat de travail en raison de leur maîtrise limitée du français, d’autant plus que l’Employeur a fait défaut de respecter les termes de l’offre d’emploi validée par les autorités d’immigration;
  • La durée de la prestation d’emploi fût relativement courte pour les deux Travailleurs.
Au contraire, le Tribunal juge que la revendication de l’Employeur est «à ce point en marge de la jurisprudence pertinente que l’exagération qui s’en dégage constitue, pour ainsi dire, une forme d’intimidation financière ».

Le cas d’Ivan – Présence d’un motif sérieux de résiliation

Le Tribunal estime que le préavis de démission de 9 jours offert par Ivan était raisonnable dans les circonstances.

De plus, Ivan avait un motif sérieux afin de résilier unilatéralement son contrat de travail. Le travailleur a formulé des demandes répétées pour obtenir une semaine normale de 40 heures alors que l’Employeur imposait une semaine de travail de 50 heures. La réponse de l’Employeur aux demandes d’Ivan fut de le menacer de le renvoyer au Brésil s’il n’acceptait pas les conditions proposées.

Suivant sa démission, Ivan a d’ailleurs obtenu de la part des autorités d’immigration un permis de travail ouvert pour travailleurs étrangers victimes d’exploitation financière et de menace de leur employeur. Ivan a aussi reçu de l’Employeur une somme de plus de 9 000 $ dans le cadre d’un règlement d’une plainte qu’il avait déposée à la CNESST, ce qui laisse entendre que l’Employeur lui devait un montant à titre de salaire.

Le cas de Cleverson – La renonciation de l’Employeur au préavis de démission

L’Employeur a consenti à ce que Clerverson donne un préavis de démission de deux jours, en lui demandant simplement de terminer sa semaine de travail. Dans ces circonstances, le Tribunal conclut que Clerverson pouvait raisonnablement croire que l’Employeur renonçait ainsi à recevoir un préavis de démission plus long.

L’absence de lien entre les démissions et le préjudice allégué par l’Employeur

Le Tribunal estime que l’Employeur n’a pas démontré un préjudice financier découlant directement du départ des Travailleurs. L’Employeur reconnaît qu’aucun client n’a été perdu, mais qu’il y a seulement eu des retards de livraison. Les candidats qualifiés proposés par l’agence de recrutement en remplacement des Travailleurs ont refusé les conditions offertes par l’Employeur, une situation qui ne peut être imputée aux Travailleurs. Le Tribunal rejette la demande principale de l’Employeur.

L’abus de droit de l’Employeur envers les Travailleurs

Les démarches pour accueillir des travailleurs étrangers peuvent générer des attentes chez un employeur, mais si ces attentes ne sont pas satisfaites, elles ne devraient pas se traduire en vengeance, comme c’est le cas en l’espèce selon le Tribunal.

L’Employeur a fait preuve d’abus de droit envers les Travailleurs.  Le Tribunal retient notamment de la preuve qui lui a été présenté que l’Employeur:

  • a réclamé à titre de dommages un montant supérieur à leur salaire annuel.
  • a exigé que les Travailleurs se déplacent à ses bureaux pour récupérer le chèque découlant d’un règlement de plaintes déposées à la CNESST, les menaçant de ne pas dépenser cet argent car il reviendra à l’Employeur au terme de sa poursuite.
  • a envoyé une mise en demeure aux Travailleurs au début du congé des Fêtes, exigeant un paiement une semaine plus tard, malgré le fait que les événements s’étaient déroulés près d’un an et demi précédemment.

Le Tribunal accueille conséquemment en partie les demandes reconventionnelles des Travailleurs et évalue le préjudice moral qu’ils ont chacun subi à la somme de 7 500 $.

L’abus d’ester en justice de l’Employeur

Le Tribunal conclut également que l’Employeur a abusé de son droit de poursuivre en justice. L’inégalité économique entre les parties et la disproportion des sommes réclamées ont rendu un règlement à l’amiable impossible, obligeant les Travailleurs à engager des honoraires extrajudiciaires non négligeables tout en les privant d’un recours devant la Division des petites créances. Les recours de l’Employeur sont jugés excessifs et injustes, motivés par la vengeance ou les représailles.

Le Tribunal juge qu’Ivan a droit à une somme de 16 352,16 $ pour les frais qu’il a inutilement engagés pour la défense de ses droits. Cleverson ne peut être indemnisé sous ce chef, faute d’avoir mis en preuve les factures d’honoraires professionnels qu’il aurait reçues et payées.

Les points à retenir pour les employeurs

Respect des conditions de travail : Les employeurs doivent respecter les conditions de travail promises et s’assurer de leur conformité aux normes du travail applicables. Modifier les conditions après l’embauche peut non seulement constituer un motif sérieux de démission, mais également une non-conformité aux normes du travail et au PTET.

Compréhension du contrat de travail : Les employeurs devraient s’assurer que les travailleurs étrangers comprennent pleinement les termes de leurs contrats, particulièrement lorsqu’il y a des barrières linguistiques.

Préavis de démission : Dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée, les employeurs peuvent exiger un préavis de démission qui se veut raisonnable dans les circonstances. Dans ce cas, le préavis de 8 semaines réclamé par l’Employeur a été jugé excessif. En présence de motif sérieux de résiliation, une démission peut être offerte sans préavis.

Abus de droit : Les employeurs poursuivant des travailleurs pour des préavis de démission excessifs, des dommages exagérés ou utilisant des démarches judiciaires de manière vindicative peuvent être reconnus coupables d’abus de droit et être tenus responsables de dommages-intérêts et d’honoraires extrajudiciaires.

 

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Auteurs

  • Elisabeth Bouffard, Avocate | Travail, emploi et droits de la personne, Immigration, Québec, QC, +1 418 640 2043, ebouffard@fasken.com
  • Frédéric Magnan, Avocat | Travail, emploi et droits de la personne, Québec, QC, +1 418 640 2082, fmagnan@fasken.com

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