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Face à la montée des tensions commerciales, les législateurs canadiens devraient mieux protéger les investisseurs dans les sociétés ouvertes

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Bulletin marchés des capitaux et fusions et acquisitions

Survol et points saillants

Les tensions commerciales déclenchées par la nouvelle administration américaine ont incité le secteur public canadien à s’attaquer à diverses questions internes qui auraient dû être réglées depuis longtemps, afin de se préparer à un avenir marqué par une plus grande autonomie à l’égard des États-Unis.

Parmi ces questions figure la modification des lois sur les sociétés par actions au Canada pour permettre expressément aux sociétés cibles de réclamer à un acheteur fautif la perte de la prime d’actionnaire dans le cadre d’une transaction publique de fusion et acquisition ayant échoué. En 2024, le Delaware a montré qu’il existait une solution relativement simple à ce problème. Afin de protéger les actionnaires des sociétés ouvertes canadiennes, qu’il s’agisse d’investisseurs individuels ou de caisses de retraite, le législateur fédéral et ses homologues provinciaux devraient suivre l’exemple du Delaware.

Vous trouverez notre analyse ci-dessous. Pour en savoir plus sur les initiatives de leadership éclairé de Fasken, visitez notre Centre du savoir sur les marchés des capitaux et les fusions et acquisitions et abonnez-vous aux publications. Vous pouvez également lire notre article d’opinion sur le sujet, paru dans le Globe and Mail (en anglais seulement).

Brève histoire des dommages-intérêts au titre de l’« indemnité en cas d’inexécution »

Le problème de la perte de la prime de l’actionnaire, également connue sous le nom de dommages-intérêts au titre de l’« indemnité en cas d’inexécution » (« benefit-of-the bargain » en anglais), a retenti pour la première fois en 2005 dans l’affaire Consolidated Edison, Inc. v. Northeast Utilities. Dans le cadre d’un litige en matière de fusion régi par le droit de l’État de New York, la Cour fédérale des États-Unis (deuxième circuit) a statué qu’en l’absence d’un libellé contractuel clair à l’effet contraire, la cible ne pouvait réclamer de dommages-intérêts au titre de l’indemnité en cas d’inexécution découlant d’un défaut de l’acheteur au terme de la convention de fusion.

Selon la Cour, la société cible ne pouvait réclamer des dommages-intérêts pour la perte de la prime de l’actionnaire, car ce sont ses actionnaires, et non elle-même, qui avaient droit à la contrepartie de la transaction. De plus, en vertu du droit des contrats, une partie ne peut pas réclamer de dommages-intérêts excédant les avantages auxquels elle a droit en vertu de la convention de fusion.

Une inquiétude s’est vite répandue parmi les négociateurs américains. Ils redoutaient que la décision ne réduise une convention de fusion à une simple option, permettant à l’acheteur de se soustraire à la clôture sans justification, sa seule responsabilité se limitant alors au remboursement des frais engagés par la société cible. Cette préoccupation a été accentuée par la rareté des ordonnances d’exécution en nature visant à contraindre la réalisation d’une fusion de sociétés ouvertes ayant échoué par le passé.

Les acteurs du secteur des fusions et acquisitions américains ont réagi en intégrant diverses clauses contractuelles afin qu’une cible évincée puisse réclamer des dommages-intérêts au titre de l’indemnité en cas d’inexécution. Pendant près de deux décennies, tout semblait bien aller. Toutefois, en octobre 2023, ces retouches contractuelles ont échoué à leur premier test judiciaire depuis l’affaire ConEd, dans une décision rendue à la suite de l’acquisition de X (anciennement Twitter) par Elon Musk.

Dans l’affaire Crispo v. Musk, la Cour de chancellerie du Delaware a rejeté chacune des trois principales approches du « libellé ConEd », affinées au cours de 18 années de négociations de fusions et d’acquisitions. Les négociateurs américains se sont de nouveau inquiétés, cette fois d’autant plus que, contrairement à l’affaire ConEd, l’affaire Crispo v. Musk était régie par le droit du Delaware, généralement retenu pour les fusions américaines de grande envergure. Or, en août 2024, le législateur du Delaware a judicieusement modifié la loi sur les sociétés pour permettre à la société cible de réclamer des dommages-intérêts au titre de l’indemnité en cas d’inexécution en cas de manquement de l’acheteur à ses obligations de clôture.

Protéger les investisseurs : pourquoi le Canada devrait-il s’inspirer du Delaware

Au Canada, le législateur fédéral et ses homologues provinciaux devraient suivre l’exemple du Delaware. Les risques et les problèmes de ne pas le faire ont récemment été illustrés par l’échec d’une transaction de fusion et acquisition de sociétés ouvertes canadiennes d’un milliard de dollars.

Cineworld Group plc, société cotée à la Bourse de Londres, a accepté d’acquérir Cineplex inc., société cotée à la Bourse de Toronto, dans le cadre d’une entente entièrement en espèces, signée en décembre 2019, peu avant le début de la pandémie. Toutefois, en juin 2020, en pleine pandémie et alors que la conclusion de l’entente approchait, Cineworld s’est désistée. Après qu’un tribunal de l’Ontario a conclu que Cineworld n’avait pas de fondements juridiques pour se retirer de la transaction, la question des dommages-intérêts à verser à Cineplex s’est posée.

Il s’agissait du premier test de l’hypothèse largement répandue au Canada selon laquelle les dommages-intérêts au titre de l’indemnité en cas d’inexécution découleraient automatiquement de l’application de la loi. Malgré l’affaire ConEd et l’usage répandu aux États-Unis de clauses visant à garantir l’octroi de dommages-intérêts pour perte de prime dans les différends relatifs aux fusions, les conventions canadiennes, presque sans exception, ne comportaient aucune disposition expresse permettant à la cible d’intenter des poursuites pour perte de prime. Par exemple, selon la dernière étude de l’American Bar Association, la Canadian Public Target M&A Deal Point Study, seulement deux pour cent des transactions comportent des clauses autorisant expressément une société cible à réclamer des dommages-intérêts au titre de l’indemnité en cas d’inexécution au nom des actionnaires.

Cineplex soutenait avoir droit à 1,32 milliard de dollars, correspondant à la prime perdue des actionnaires. Cette demande a toutefois été rejetée, le tribunal décidant plutôt que Cineplex devait recevoir les « synergies perdues » de la transaction, soit l’avantage apparent dont la cible aurait bénéficié si la transaction avait abouti (et que les deux sociétés de médias et de divertissement avaient fusionné leurs activités comme prévu). Cette somme a été évaluée à 1,24 milliard de dollars, soit seulement 80 millions de moins que la perte l’indemnité en cas d’inexécution. Mais cet écart relativement faible ne devrait pas rassurer les négociateurs canadiens : il aurait pu être radicalement différent, et le raisonnement du tribunal présentait plusieurs failles.

Premièrement, les universitaires soulignent que le calcul des dommages-intérêts sur la base des synergies perdues en matière de fusions et acquisitions soulève des difficultés conceptuelles et des problèmes de fiabilité. Leurs inquiétudes découlent des difficultés liées à la quantification et à la répartition des synergies futures projetées, des incertitudes quant au sort de la cible après la clôture et du risque que les dommages soient fortement influencés par la structure de la transaction et la nature de l’acheteur. Ils font remarquer, par exemple, qu’un acheteur du secteur financier (p. ex., une société de placements privés) peut n’apporter aucune synergie à la table.

Deuxièmement, Cineworld (l’acheteur) a contracté une dette de plus de 2,2 milliards de dollars canadiens pour financer la transaction, et Cineplex (la cible), une fois intégrée au groupe Cineworld, aurait probablement assumé une partie de ce fardeau de la dette. Pourtant, le tribunal n’a pas compensé les synergies dont bénéficierait Cineplex par les coûts liés à leur obtention, estimant que les preuves fournies par Cineworld sur ce point étaient « vagues et incertaines ».

Troisièmement, l’analyse des « synergies perdues » de Cineplex est peut-être la plus surprenante, étant donné que le tribunal a privilégié cette approche dans le cadre d’une transaction entièrement en espèces. La forme de la transaction semble avoir éclipsé le fond : les actionnaires de Cineplex échangeaient toutes leurs actions contre une prime en espèces. Quelles que soient les synergies réelles, elles bénéficiaient en réalité à Cineworld, et ce qui a été perdu, c’est la prime. En revanche, les dommages-intérêts pour « perte de synergies » pourraient être appropriés dans le cadre de transactions par échange d’actions avec une faible prime, généralement observées dans les « fusions d’égaux », transactions lors desquelles les actionnaires vendeurs peuvent participer à la société combinée à l’avenir.

Nos conclusions

En somme, les synergies mal évaluées et les acheteurs qui en sont dépourvus présentent des risques importants. Lorsqu’ils se manifestent, ce sont les actionnaires cibles qui en pâtissent, qu’il s’agisse d’investisseurs individuels ou de fonds de pension. L’incertitude économique, découlant de la nature imprévisible de l’agenda de la nouvelle administration américaine, contribue aussi à exacerber l’urgence de la situation. Les turbulences économiques peuvent entraîner de fortes fluctuations de la valeur des actions, et lorsque cela se produit entre la signature et la clôture d’une transaction, l’acheteur peut être tenté de chercher une porte de sortie.

Le Canada doit s’assurer que ses marchés financiers sont efficaces et que les attentes raisonnables des investisseurs soient protégées, c’est-à-dire en leur permettant de réclamer des dommages-intérêts au titre de l’indemnité en cas d’inexécution en cas d’échec d’une transaction de fusion et acquisition de sociétés ouvertes. Le Delaware a su montrer qu’il existe une solution plutôt simple. Pourquoi ne pas protéger les investisseurs dans les sociétés ouvertes canadiennes en suivant son exemple?

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Auteurs

  • Gesta A. Abols, Associé | Cochef, Pratiques transfrontalière et international, Toronto, ON, +1 416 943 8978, gabols@fasken.com
  • Neil Kravitz, Associé | Cochef, Droit des sociétés, Cochef, Pratiques transfrontalière et international, Montréal, QC, +1 514 397 7551, nkravitz@fasken.com
  • Brad Moore, Associé | Litiges et résolution de conflits, Toronto, ON, +1 416 865 4550, bmoore@fasken.com
  • Paul Blyschak, Avocat-conseil | Droit des sociétés et droit commercial, Calgary, AB, +1 403 261 9465, pblyschak@fasken.com

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