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La Cour suprême du Canada déclare que les changements climatiques constituent un « phénomène réel » et que le régime fédéral de tarification du carbone est constitutionnel

Fasken
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Bulletin Droit de l’environnement

La Cour suprême du Canada vient de reconnaître l’existence des risques causés par les changements climatiques :

« Les changements climatiques sont une réalité. Ils sont causés par les émissions de gaz à effet de serre résultant de l’activité humaine et ils représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité ». […] « Au Canada, les effets des changements climatiques sont et seront particulièrement graves et dévastateurs ». [1]

La Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre (« LTPGES ») est une législation du gouvernement fédéral ayant pour but de réduire les émissions de gaz à effet de serre (« GES »). Cette loi a été promulguée pour donner suite aux engagements du Canada pour réduire les émissions de GES en 2030 au terme de l’Accord de Paris. Depuis qu’elle est entrée en vigueur en juin 2018, la LTPGES a fait l’objet de trois contestations constitutionnelles [2] portant sur la question de savoir quel niveau de gouvernement avait le droit de réglementer les émissions de GES.

Confrontés au fait que l’environnement n’est pas une matière expressément attribuée au fédéral ou au provincial dans la constitution canadienne, les tribunaux ont examiné la question sous l’angle du principe du fédéralisme, un principe fondateur de la constitution du Canada, et qui requiert qu’un juste équilibre soit maintenu entre les pouvoirs du gouvernement fédéral et ceux des provinces. Même si la bataille sur la LTPGES est maintenant terminée, la décision de la Cour suprême du Canada soulève d’importantes questions sur l’autorité du gouvernement fédéral d’intervenir dans des domaines de compétence provinciale en utilisant la théorie de l’intérêt national quand il est d’avis qu’il existe des lacunes dans les régimes réglementaires provinciaux.

Dans le très attendu Renvoi relatif à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, la Cour suprême du Canada dans une décision majoritaire 6-3 [3] a décidé que la LTPGES est constitutionnelle sur la base de la théorie dite de l’intérêt national – sur les matières qui de par leur nature transcendent les provinces  ̶  une théorie constitutionnelle fondée sur les mots « la paix, de l’ordre et du bon gouvernement » du paragraphe introductif (« POBG ») de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Concrètement, cela signifie que le fédéral a l’autorité constitutionnelle pour adopter la LTPGES et, par conséquent, il peut mettre en place un régime national de tarification du carbone [4].

Afin de déterminer si une « matière » en est une d’intérêt national selon la clause du POBG, il faut procéder à une analyse en trois étapes :

  • Premièrement, la « matière » présente pour le Canada tout entier un intérêt suffisant. La majorité de la Cour a conclu que l’historique des efforts déployés par le Canada pour traiter des changements climatiques reflète le rôle critique de la stratégie de tarification du carbone dans les politiques de réduction des émissions de GES et que cette matière joue un rôle essentiel dans la stratégie du Canada pour faire face à une « une menace existentielle à la vie humaine au Canada et dans le monde entier ». [5]
  • Deuxièmement, la « matière » doit avoir une unicité, une particularité et une indivisibilité. La majorité de la Cour a conclu que ces exigences étaient satisfaites et que la compétence fédérale se justifie par l’incapacité des provinces de traiter de cette matière dans son ensemble par la voie de la coopération. « Une intervention fédérale est indispensable » [6] dans les efforts déployés par le Canada pour traiter des changements climatiques. [7]
  • Troisièmement, la « matière » doit avoir un effet sur les compétences provinciales qui est compatible avec le partage fondamental des pouvoirs législatifs effectués par la constitution. La majorité de la Cour a conclu que même si la LTPGES avait un effet évident sur les compétences législatives des provinces, elle avait un effet limité et assorti de réserves sur la liberté des provinces de légiférer. Même si la LTPGES a mis en place une tarification de la pollution à l’échelle du Canada, les provinces sont libres de créer par voie législative tout système de tarification des GES pourvu que ce système respecte les normes minimales de tarification rigoureuse. [8]

Il y a eu une majorité claire présidée par le juge en chef Wagner sur ces points, mais les juges dissidents ont rédigé des motifs longs et fortement formulés. Soulignons en particulier les motifs des juges dissidents Brown et Rowe qui se sont préoccupés du potentiel pour l’expansion inévitable de la compétence fédérale sur les compétences provinciales. Les juges Brown et Rowe ont souligné le fait que le pouvoir de légiférer sur des normes nationales minimales dans un domaine déterminé comme étant d’intérêt national pourrait être également utilisé sur d’autres domaines de compétences provinciales comme, par exemple, le commerce intraprovincial, la santé ou l’exploitation des ressources naturelles. La juge Côté, pour sa part, tout en ne partageant pas ces inquiétudes, a été d’avis que l’ampleur du pouvoir discrétionnaire appartenant au Gouvernement du conseil — le cabinet fédéral — pour décider quels sont les combustibles assujettis à la loi et de déterminer les normes industrie par industrie est incompatible avec le système démocratique du Canada, la souveraineté du Parlement, le principe de la primauté du droit et la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif.

Qu’est-ce que la LTPGES ?

La LTPGES établit des « normes nationales minimales de tarification rigoureuse des GES en vue de réduire les émissions de ces gaz » […] « et [elle] a pour objet de modifier les comportements en internalisant les coûts des effets des changements climatiques, par leur inclusion dans le prix des combustibles et les coûts des activités industrielles ». [9]

La LTPGES ne s’applique pas automatiquement à toutes les provinces. Plutôt, elle sert de « filet de sécurité » par le biais des normes nationales minimales qui s’appliquent dans les provinces qui n’ont pas adopté un système de tarification des émissions de GES ou dont le système ne respecte pas les normes nationales minimales. Cela a été la clé de la conclusion de la majorité de la Cour voulant que les effets sur les compétences provinciales de la LTPGES étaient limités.

La LTPGES est composée de deux parties :

  • La partie 1 de la loi établit une redevance sur les combustibles qui s’applique aux fabricants, aux distributeurs et aux importateurs de différents types de combustible à base de carbone tenant pour acquis que le coût de la redevance sera ultimement refilé aux consommateurs (cette redevance augmentera jusqu’en 2022).
  • La partie 2 de la loi traite des émissions industrielles de GES et met en place un système de tarification fondé sur le rendement. Ce mécanisme de tarification des émissions de GES s’applique dans l’industrie lourde, aux industries qui émettent de larges quantités de GES. Les installations assujetties doivent payer un prix pour la partie des émissions qui dépasse la limite qui est fixée pour leur installation, cette limite étant basée sur la référence applicable pour l’activité industrielle en cause.

La décision de la Cour laisse aux provinces la tâche de rédiger les lois ou les règlements applicables pour satisfaire les exigences fédérales.

À l’heure actuelle, la partie 1 de la LTPGES s’applique en Ontario, au Manitoba, en Saskatchewan, en Alberta, au Yukon et au Nunavut. La partie 2 s’applique en Ontario, au Nouveau-Brunswick, au Manitoba, à l’Île-du-Prince-Édouard, en Saskatchewan, au Yukon et au Nunavut (mais il faut noter que l’Ontario et le Nouveau-Brunswick envisagent d’adopter leurs propres normes d’émission et éventuellement de supplanter la LTPGES). Les provinces qui ont adopté leurs propres stratégies de tarification des émissions de GES qui ont été approuvées par le fédéral peuvent continuer à le faire.

Pour plus d’informations sur la LTPGES, veuillez prendre connaissance de nos bulletins précédents :L’imposition du système fédéral de taxe sur le carbone et L’enregistrement au système de tarification fondé sur le rendement en vertu du régime fédéral de tarification du carbone .

Et après ?

Le pouvoir d’adopter des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement confère un pouvoir législatif au fédéral sur un domaine d’activité de façon permanente et on peut s’attendre que les politiques du Canada en matière de changements climatiques vont être influencées par cette décision. Cette décision laisse la porte ouverte pour de futures contestations des règlements promulgués sous l’autorité de la LTPGES s’ils sont modifiés. Les répercussions de cette décision seront plus fortement ressenties en Ontario, en Alberta et en Saskatchewan, provinces dans lesquelles les législations étaient conçues différemment pour résoudre la problématique des GES. Ces provinces vont donc devoir retourner à la planche à dessin. D’autres provinces vivent sous leur propre régime, lequel a été jugé équivalent ou supérieur au filet de sécurité fédéral (le Québec et la Colombie-Britannique par exemple) ou elles n’ont pas jugé bon de remettre en question les normes nationales minimales qui leur ont été imposées.

Ce que les industries réglementées, telles les industries du secteur de l'énergie ont le plus besoin, c'est la sécurité juridique. Ce qui nuit le plus à l'investissement, c'est l'incertitude juridique. En Alberta, plusieurs grands producteurs du secteur gazier et pétrolier se tenaient derrière la première ministre de la province Rachel Notley, littéralement, quand elle a fait l'annonce du Climate Leadership Plan en 2015 malgré le fait que certains aspects de ce plan étaient impopulaires, en vue précisément d'obtenir la sécurité sur le plan juridique. Il y a lieu d’espérer que la décision de la Cour suprême du Canada permettra aux parties de tourner la page et de mettre un terme à l'incertitude qui existait depuis et il y a lieu pareillement d'espérer que la décision pourra améliorer nos relations avec notre plus grand partenaire commercial, notre voisin du Sud, et avec la nouvelle administration américaine. 

Peut-être encore plus pertinente à long terme est la question de l’équilibre des pouvoirs entre les provinces et le gouvernement fédéral. La question est de savoir quel usage sera fait de la notion de « normes minimales nationales ». Le juge Brown est d’avis que la décision de la majorité ouvre toute grande la porte à l’intrusion du fédéral dans les domaines de compétences provinciales par l’utilisation de la notion des « normes minimales nationales ». Cela ne semble pas devoir être le cas étant donné que pour pouvoir se fonder sur la clause POBG et la théorie de l’intérêt national, la majorité de la Cour a utilisé un langage très fort pour décrire la menace unique posée par les changements climatiques, en ce qu’ils posent une « menace de la plus haute importance pour le pays, et, de fait, pour le monde entier. À lui seul, ce contexte assure d’une certaine façon que, en l’espèce, le Canada ne cherche pas à invoquer à la légère la théorie de l’intérêt national. L’existence incontestée d’une menace pour l’avenir de l’humanité ne saurait être ignorée » . On ne pourrait pas dire la même chose pour les domaines sur lesquels les provinces ont l’autorité de légiférer, comme généralement sur les activités commerciales. Comme nous sortons d’une pandémie globale, la santé semble être le sujet le plus évident sur lequel il pourrait y avoir des discussions sur des normes minimales nationales.

Si vous voulez savoir comment cette décision de la Cour pourrait avoir des répercussions sur votre entreprise ou si vous avez des questions sur la régie d’entreprise en matière de changements climatiques ou, plus généralement de réglementation en matière de changements climatiques, vous pouvez contacter les auteurs ou vous mettre en contact avec l’un ou l’autre des membres du groupe de pratique de droit de l’environnement de Fasken.



[1] Renvoi relatif à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, paragr. 2 et 10. Juge en chef Wagner, écrivant pour la majorité.

[2] Dans des décisions partagées, les Cours d’appel de la Saskatchewan et de l’Ontario ont décidé que la LTPGES est constitutionnelle, alors que la Cour d’appel de l’Alberta a décidé le contraire. Voir : Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 2019 SKCA 40; Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 2019 ONCA 544; et Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 2020 ABCA 74.

[3] Les juges Russell Brown et Malcolm Rowe ont chacun écrit des motifs dissidents, chacun étant d’accord l’un avec l’autre. Ils n’ont pas admis que le gouvernement fédéral avait le pouvoir d’établir des normes minimales pour la tarification des GES et ils étaient d’avis que la question des émissions de GES relevait de la compétence provinciale.

[4] C’est la première fois depuis l’arrêt R. c. Hydro-Québec [1997] 3 RCS 213 que la Cour suprême du Canada se prononce sur la théorie constitutionnelle fondée sur la cause dite POBG.

[5] 2021 CSC 11, paragr. 167 à 171.

[6] 2021 CSC 11, paragr. 191.

[7] 2021 CSC 11, paragr. 172 à 195.

[8] 2021 CSC 11, paragr. 196 à 206.

[9] 2021 CSC 11, paragr. 57 et 175.

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Auteurs

  • Allison Sears, Associée, Calgary, AB, +1 587 233 4106, asears@fasken.com
  • André Durocher, Associé, Montréal, QC, +1 514 397 7495, adurocher@fasken.com

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