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Un « avantage » sur le terrain – la Cour suprême élargit la portée du critère relatif à l’appropriation par interprétation

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Bulletin droit immobilier

Résumé de la décision

Dans une décision partagée de cinq voix contre quatre portant sur un appel d’une motion en jugement sommaire, la Cour suprême du Canada a sans doute renforcé la protection des droits de propriété au Canada. 

Le 21 octobre 2022, la Cour suprême a apporté des précisions au test relatif à l’appropriation par interprétation dans l’affaire Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax[1]. Cet arrêt intéressera des clients qui sont des promoteurs immobiliers et qui gèrent, entre autres, des demandes de permis auprès des municipalités et d’autres organismes.

Dans la présente affaire, le promoteur, Annapolis, a acquis des terrains dans un exercice d’investissement foncier. Annapolis a acquis un important patrimoine foncier dans l’intention d’obtenir plus tard des droits d’aménagement bonifiés et de les revendre. La Municipalité régionale d’Halifax (« Halifax ») a adopté une stratégie de planification restrictive qui a effectivement empêché Annapolis d’aménager ses terrains comme prévu. En fait, l’objectif apparent du zonage d’Halifax faisait en sorte que le terrain ne pouvait être utilisé que comme un parc public. La question à savoir si le terrain avait effectivement été exproprié par Halifax s’est donc posée.

Test relatif à l’appropriation par interprétation

En autorisant l’instruction de cette affaire, la Cour suprême a clarifié – et vraisemblablement modifié – le critère du test relatif à l’« appropriation par interprétation », établi à l’origine dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville)[2].

Les expropriations dites « traditionnelles » exigent qu’une autorité publique acquière le titre de propriété d’une partie ou de la totalité de la propriété en question. L’« appropriation par interprétation » désigne une appropriation d’une propriété privée par une autorité publique exerçant ses pouvoirs de réglementation. L’appropriation par interprétation est reconnue depuis des décennies; toutefois, le test énoncé dans l’arrêt CFCP exige que les tribunaux déterminent si l’autorité publique avait acquis un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou d’un droit découlant de ce bien.

Plus précisément, le test de l’arrêt CFCP exige que les tribunaux prennent les critères suivants en considération : (1) si l’autorité publique a acquis un intérêt bénéficiaire dans le bien‑fonds ou un droit découlant de ce bien; et (2) si la mesure prise par l’État a supprimé toutes les utilisations raisonnables du bien‑fonds[3]. En confirmant l’applicabilité du test de l’arrêt CFCP dans le l’arrêt Annapolis, la Cour suprême a précisé qu’un « intérêt bénéficiaire » n’exige pas nécessairement une acquisition réelle, mais peut être interprété de façon plus large comme un « avantage » pour l’État.

Résumé des faits

Les faits de la présente affaire pourraient sembler familiers à nos clients qui sont des promoteurs. Annapolis, le promoteur, s’est mis à acquérir des terrains dans le but de les aménager et de les revendre. En 2006, Halifax a adopté la Regional Municipal Planning Strategy, une stratégie régionale de planification, qui comprenait des terrains d’Annapolis. En vertu de cette stratégie, environ le tiers des terrains d’Annapolis ont été désignés « agglomération urbaine », ce qui signifie qu’ils pourraient être aménagés pour des complexes domiciliaires viabilisés d’ici 25 ans. Les deux tiers restants des terrains ont été désignés « réserve urbaine », c’est-à-dire qu’ils pourraient être aménagés après 25 ans. L’aménagement avec services des terrains d’Annapolis ne pouvait cependant avoir lieu qu’après l’adoption par Halifax d’une résolution municipale autorisant un « processus de planification secondaire » ainsi que la modification de son règlement en matière d’aménagement du territoire permettant l’aménagement résidentiel[4].

À partir de 2007, Annapolis a tenté à plusieurs reprises d’aménager ses terrains. Annapolis a insisté auprès d’Halifax de prendre des mesures législatives pour lui permettre d’aménager des complexes domiciliaires sur ses terrains. Halifax a refusé, préférant maintenir le statu quo. En 2016, Halifax a adopté une résolution municipale déclarant qu’elle n’autoriserait pas un processus de planification secondaire sur les terrains d’Annapolis « à ce moment‑ci ». Ce refus a conduit Annapolis à poursuivre Halifax en raison d’une appropriation de fait, entre autres allégations, comme un abus dans l’exercice d’une charge publique et d’un enrichissement sans cause[5].

Halifax a tenté de régler la question de l’appropriation par interprétation par voie de rejet sommaire. Le juge saisi de la motion a rejeté la motion d’Halifax, concluant que la demande relative à l’appropriation par interprétation soulevait de véritables questions de fait importantes requérant la tenue d’un procès. La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse n’a pas souscrit à l’opinion du juge saisi de la motion. Elle a conclu que la demande relative à l’appropriation par interprétation d’Annapolis n’avait pas de chance raisonnable de réussir selon le test de l’arrêt CFCP et elle a rendu un jugement sommaire partiel.

Intérêt bénéficiaire élargi à tout avantage conféré à l’État

N’étant pas d’accord avec l’analyse de la Cour d’appel, la Cour suprême a jugé nécessaire d’apporter des clarifications au test relatif à l’appropriation par interprétation. À son avis, le volet du test concernant l’« intérêt bénéficiaire » se rapporte à « l’effet d’une mesure réglementaire sur le propriétaire foncier, et non pas à la question de savoir si le gouvernement a réellement acquis un intérêt propriétal »[6]. En d’autres mots, l’« intérêt bénéficiaire » ne renvoie pas nécessairement à l’acquisition réelle de l’équité qui revient au propriétaire bénéficiaire du bien, mais plutôt à un « avantage » revenant à l’État. Si une appropriation réelle est nécessaire, il ne s’agit plus d’une appropriation par interprétation.

La Cour suprême a également souligné que, lors de cette analyse, le fond doit primer sur la forme : « Une cour qui décide si une mesure réglementaire entraîne une appropriation par interprétation doit procéder à une évaluation réaliste des questions dans le contexte de l’affaire donnée, [notamment] [l]a substance de l’avantage allégué. »[7]

Intention de l’État

La Cour suprême a également déclaré que la preuve de l’intention de l’État est pertinente l’analyse d’une demande relative à une appropriation par interprétation : « l’intention de l’État de s’approprier le bien‑fonds par interprétation, si le demandeur réussit à la démontrer, peut appuyer la conclusion selon laquelle le propriétaire foncier a perdu toutes les utilisations raisonnables de son terrain (dans la mesure où la conclusion relative à cet effet peut être appuyée par une preuve établissant qu’un tel effet était voulu) ». Cependant, l’absence de cette preuve d’intention n’empêche pas nécessairement qu’une demande puisse être présentée[8]. Cependant, ce qui compte en définitive, indépendamment de la question de l’intention, c’est de savoir si les restrictions imposées par l’État sur la propriété en cause ont conféré à ce dernier un avantage qui équivaut effectivement à une appropriation[9].

Application dans l’arrêt Annapolis

La Cour suprême a conclu qu’Annapolis « est admise à présenter une preuve au procès pour démontrer qu’en considérant les terrains d’Annapolis comme un parc public, Halifax a acquis un intérêt bénéficiaire dans ceux‑ci; et que, comme il est peu probable qu’Halifax lève un jour les restrictions de zonage qui limitent l’aménagement des terrains d’Annapolis, cette dernière a perdu toutes les utilisations raisonnables de sa propriété »[10].

Application future

Suivant l’arrêt Annapolis, le premier volet du test de l’arrêt CFCP relatif à l’appropriation par interprétation a été élargi de façon à reconnaître potentiellement une appropriation chaque fois qu’autorité publique a acquis un « avantage » à l’égard des terrains visés. Nous pouvons supposer que ce changement de paradigme abaissera le seuil global pour les parties souhaitant faire valoir leurs droits dans le cadre d’une appropriation par interprétation par les autorités publiques.

 



[1]  2022 CSC 36.

[2]2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227 [« CFCP »].

[3] Ibid, par. 30.

[4] Supra, note 1 au par. 95.

[5] Ibid, par. 96 et 97.

[6] Ibid, par. 38.

[7] Ibid, par. 45.

[8] Ibid, par. 53.

[9] Ibid, par. 57.

[10] Ibid, par. 4.

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Si vous avez des questions concernant la planification municipale ou l’expropriation, veuillez communiquer avec Sarah Turney ou Anna Lu.

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