Le 2 décembre 2022, le ministre de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie du Québec, monsieur Pierre Fitzgibbon, a déposé à l'Assemblée nationale un projet de loi, le projet de loi 2, lequel porte le titre suivant : Loi visant notamment à plafonner le taux d’indexation des prix des tarifs domestiques de distribution d’Hydro-Québec et à accroître l’encadrement de l’obligation de distribuer de l’électricité.[1] Une commission parlementaire s’est tenue à ce sujet les 31 janvier et 1er février derniers.[2]Le projet de loi 2 a été adopté le 15 février 2023.
La partie de ce projet de loi qui a reçu le plus d'attention est celle qui porte sur le plafonnement du taux d'indexation des prix des tarifs dits « domestiques », sujet que nous avons abordé dans un précédent bulletin. Ce dont nous allons traiter dans le présent bulletin c'est du second volet du projet de loi, soit celui portant sur ce que le législateur appelle pudiquement l’« encadrement de l'obligation de distribuer de l'électricité ». Pourquoi nous intéressons-nous à ce sujet et pour quelles raisons cherchons-nous à vous y intéresser? Parce qu'il s'agit là d'un changement fondamental, d’un changement de paradigme et qu'il est loin d'être acquis qu’un changement de cette nature soit légitime et même légal. Au contraire, nous soutenons qu'un changement d'une telle magnitude est une mauvaise idée et qu’il pourrait prêter le flanc à une contestation judiciaire.
Expliquons en quoi consiste à l’heure actuelle l'obligation d’Hydro-Québec Distribution de distribuer de l'électricité à ses clients ou à toute personne ou entreprise qui en fait une demande de service.
En quoi consiste actuellement l'obligation du distributeur d'électricité? Comment est-elle encadrée?
Il y a deux lois qui nous intéressent si l'on veut comprendre les tenants et les aboutissants de l'obligation de distribuer de l'électricité. Ce sont la Loi sur Hydro-Québec et la Loi sur la Régie de l’Énergie.
Les monopoles de droit et de fait
En gros, Hydro-Québec, comme chacun le sait, est une société d'État et elle jouit d'un quasi-monopole sur la production d'électricité; elle jouit d'un monopole naturel sur le transport d'électricité et elle jouit également d'un monopole attribué par la loi de distribution d'électricité sur la plus grande partie du territoire du Québec, situation qu'elle partage avec quelques autres sociétés qui ont également un monopole légal de distribution sur leurs territoires respectifs, soit notamment Hydro-Sherbrooke, Hydro-Magog, Hydro-Westmount et la Coopérative régionale d’électricité de Saint-Jean-Baptiste-de-Rouville.
Ce qui nous intéresse pour les fins de ce bulletin ce sont les dispositions qui s'appliquent à Hydro-Québec à titre d’entité chargée de la distribution d'électricité aux usagers, que nous appellerons Hydro-Québec dans ses activités de distribution. (Hydro-Québec Distribution). Nous nous intéressons donc à l’obligation qui incombe à Hydro-Québec Distribution de distribuer de l’électricité aux usagers de quelque nature qu'ils soient (résidentiels, agricoles, commerciaux ou industriels).
Le monopole de distribution d'électricité : un monopole légal
C'est aux articles 60 à 62 de la Loi sur la Régie de l'énergie que l'on trouve les dispositions qui établissent qu’Hydro-Québec Distribution et les quelques autres distributeurs d'électricité jouissent d’un monopole, ce que la loi appelle les « titulaires d’un droit exclusif de distribution ».
Par exemple, à l'article 60, on peut lire en quoi consiste ce monopole : « un droit exclusif de distribution d'électricité confère à son titulaire, sur le territoire où il porte et à l'exclusion de quiconque, le droit d'exploiter un réseau de distribution d'électricité ».
L'article 61 met la ceinture et les bretelles : « nul ne peut exploiter un réseau de distribution d'électricité sur le territoire d'un titulaire d'un droit exclusif d'électricité ».
Et, couronnant le tout, l'article 62 conclut en disant que le « distributeur d'électricité [appellation d'Hydro-Québec dans ses fonctions de distribution] est titulaire d'un droit exclusif de distribution d'électricité sur l'ensemble du territoire du Québec, à l'exception des territoires desservis par les [autres] réseaux ».
Le pendant du monopole de distribution : l'obligation de desservir les personnes qui font une demande de service
Le monopole a un pendant, celui de fournir de l'électricité à toutes les personnes qui en font la demande. Ce pendant, cette obligation de fournir de l'électricité à quiconque le requiert est ainsi exprimée à l'article 76 de la Loi sur la Régie de l'énergie : « Le distributeur d’électricité [Hydro-Québec] [et] les réseaux municipaux d’électricité […] sont tenus de distribuer l’électricité à toute personne qui le demande dans le territoire où s’exerce leur droit exclusif. »
Donc, au Québec, actuellement, chaque personne a le droit strict, non qualifié ni limité par la loi, absolu, de demander qu’on lui fournisse de l’électricité si, cela va s’en dire, cette personne s’engage à la payer selon le tarif en vigueur.
Un premier effritement à l’obligation de la part d’Hydro-Québec Distribution de distribuer de l’électricité aux clients
Cela dit, notons qu’il existe déjà une exception à ce principe, exception qui se trouve à l’article 11.7 des Tarifs d’électricité d’Hydro-Québec Distribution[3]. Soulignons que cette condition fait partie des conditions qui doivent être autorisés par la Régie de l’énergie.
Donc, dans l’état actuel des choses, les consommateurs d’électricité ont normalement l’assurance qu’ils vont recevoir de l’électricité quand ils en font la demande à l’exception de ceux qui font une demande de 50 mégawatts ou plus.
Les tenants de l’obligation de distribuer de l’électricité des distributeurs d’électricité
Ailleurs au Canada et dans le reste de l’Amérique du Nord, on observe les mêmes principes : un service d’utilité publique a l’obligation de fournir de l’électricité à toutes les personnes qui en font la demande selon des conditions et des modalités justes et raisonnables, lesquelles doivent être approuvées par un organisme de régulation normalement indépendant, dans le cas du Québec, la Régie de l’énergie.
En contrepartie de cette obligation de desservir ces usagers, les services d’utilité publics ont droit à un retour raisonnable sur leurs investissements sur les coûts des actifs prudemment acquis. Et, finalement, les services d’utilité publics doivent offrir des taux non discriminatoires aux clients.
Le projet de loi 2 : un nouvel effritement à l'obligation d'Hydro-Québec Distribution de distribuer de l’électricité aux clients
Le projet de loi 2 vient bouleverser profondément la présente situation. Les distributeurs d’électricité, essentiellement Hydro-Québec Distribution, conservent tous leurs privilèges, mais ses clients actuels ou potentiels perdent leur droit le plus cher, celui d’avoir le droit indestructible et non qualifié de se voir fournir de l’électricité, du moins tant qu’ils ne demandent pas plus de 50 mégawatts.
Reprenons l’article 76 de la Loi sur la Régie de l'énergie cité plus haut et soulignons les mots que l’article 6 du projet de loi 2 y ajoute :
Le distributeur d’électricité [Hydro-Québec] [et] les réseaux municipaux d’électricité […] sont tenus de distribuer l’électricité à toute personne qui le demande dans le territoire où s’exerce leur droit exclusif, sauf dans le cas et aux conditions déterminées par règlement du gouvernement pour chacun de ces titulaires d’un droit exclusif.
La Régie peut, à la demande d’un consommateur ou du distributeur d’électricité, d’un réseau municipal d’électricité ou de la Coopérative régionale d’électricité de Saint-Jean-Baptiste de Rouville, dispenser ces derniers de donner suite à une demande faite en vertu du présent article seulement si le service peut être satisfait de façon et à des conditions équivalentes par une autre source d’énergie, si elle est d’avis que les coûts inhérents au service demandé ne seront pas supportés par ce consommateur.
Qu’est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que nous assistons là à un changement fondamental, révolutionnaire, au niveau réglementaire. Nous passons d’un régime où à un monopole correspond une obligation (presque) absolue de distribution d’électricité à une situation où le monopole demeure dans toute sa plénitude, mais dans laquelle l’obligation de distribuer l’électricité cesse d’être inscrite dans la loi. L’obligation de distribuer peut même être supprimée, pour des secteurs industriels impopulaires. On pense par exemple aux entreprises qui font usage d’électricité pour « l’exploitation d’équipement informatique aux fins de calculs cryptographiques permettant de valider des transactions successives entre utilisateurs de chaînes de bloc » (article 7.1 des Tarifs). Déjà, ces entreprises doivent payer un tarif spécial, le tarif CB, selon les Tarifs d’électricité d’Hydro-Québec Distribution.
Du droit inscrit dans la Loi à la discrétion par règlement du gouvernement : première couche
On vient de souligner que le nouveau régime fait fi du quid pro quo de base de la régulation de l’industrie de l’énergie électrique au Québec : vous aurez un monopole, mais en contrepartie vous ne pourrez refuser de distribuer l’électricité à qui que ce soit et, en fait, vous aurez l’obligation de distribuer à (presque) quiconque en fait la demande, du moins pour les demandes en deçà de 50 mégawatts.
Ce n'est pas tout. Le nouveau régime, si le projet de loi devait être adopté, remplace la sécurité de la loi par la discrétion gouvernementale. Tant que le règlement ne sera pas adopté, on ne saura pas exactement quelles sont les personnes ou les catégories de personnes qui sont visées, mais on peut d’ores et déjà se demander quel sera le sort des personnes ou de catégories de personnes qu’Hydro-Québec Distribution et les autres distributeurs exclusifs d’électricité ne seront plus obligés de desservir.
Soulignons à ce propos que le projet de loi ne fixe aucunement les principes et les limitations des règlements que le gouvernement pourra adopter sous l’autorité de l’article 76 tel que modifié : les mots « sauf dans le cas et aux conditions déterminées par règlement du gouvernement » pour chacun de ses titulaires d’un « droit exclusif » confèrent au gouvernent la marge de manœuvre la plus absolue que l’on peut prévoir en semblable matière.
De la discrétion gouvernementale à la discrétion ministérielle : deuxième couche
Donc, la première couche de pouvoir discrétionnaire est celle qui appartient au gouvernement. On vient de voir que le projet de loi utilise la formulation la plus large possible. Voyons maintenant ce qui se passe si une entreprise « impopulaire » constate que le règlement la vise effectivement et qu’elle n’a donc plus le droit de strict d’exiger à Hydro-Québec Distribution qu’elle lui distribue de l’électricité.
Le second alinéa de l'article 76 de la Loi sur la Régie de l’énergie, tel qu’il se lit actuellement et qui est reproduit plus haut, serait remplacé par les trois alinéas suivants :
Dans le cas où l’obligation prévue au premier alinéa ne s’applique pas, le titulaire d’un droit exclusif doit obtenir l’autorisation du ministre pour distribuer de l’électricité à une personne ou à une catégorie de personnes au tarif applicable prévu à l’annexe I de la Loi sur Hydro-Québec (chapitre H-5).
Avant de délivrer une autorisation de distribution, le ministre tient notamment compte des capacités techniques du titulaire d’un droit exclusif pour le raccordement ainsi que des retombées économiques et des impacts sociaux et environnementaux de l’utilisation de l’électricité demandée.
Le ministre peut exiger du titulaire d’un droit exclusif tout renseignement pertinent pour l’application du deuxième alinéa.
On constate donc que les choses changent beaucoup. Dans le régime présentement en vigueur, à moins que l’on demande 50 mégawatts de capacité, le client et le distributeur d’électricité continuent de pouvoir gérer pleinement leurs opérations. Cela ne sera plus le cas si le projet de loi devient loi.
Le client devra convaincre Hydro-Québec Distribution de demander au ministre de l’autoriser à délivrer de l’électricité. Et le ministre n'est pas obligé de suivre quelque règle que ce soit. Certes, on parle des « capacités techniques » du distributeur, ce qui peut peut-être ne pas constituer un problème insurmontable, mais on fait état d’autres considérations, infiniment floues telles que les « retombées économiques et les impacts sociaux et environnementaux de l’utilisation de l’électricité demandée ».
Et, au cas où cela ne serait pas assez, la loi dit que le ministre peut « notamment » tenir compte des considérations que l’on vient de lire, ce qui est la formulation que l’on utilise au Québec pour traduire l’expression inter alia. La courte liste n’est donc pas exhaustive.
Au cas où cela ne serait pas encore suffisant, le ministre peut exiger au distributeur tout « renseignement pertinent ». Il est difficile de concevoir les limites d’un tel pouvoir d’exiger tout renseignement ad infinitum, une autre façon de tuer dans l’œuf un projet d’une manière plus indirecte. Nous passons donc d’un régime basé sur une loi à un régime fondé sur la discrétion, et même plus, le caprice ou le fait du Prince.
Le monopole a-t-il encore sa raison d’être?
Si l’on va dans ce sens, ne faudrait-il pas remettre, par voie de conséquence, en question le monopole? Imaginons qu’une personne veut se lancer dans le minage de cryptomonnaies et prenons pour acquis pour les fins de la discussion que les entreprises de cette catégorie ne seraient plus bénéficiaires de l’obligation de distribuer de l’électricité. Et imaginons que le ministre ne voudra pas faire une exception en faveur de cette entreprise. Et continuons en imaginant qu’une autre personne voudrait précisément produire, transporter et distribuer de l’électricité à cette entreprise de minage de cryptomonnaies; par exemple, l’entreprise aurait un parc de production intermittente, éolienne et solaire, auquel s’ajouterait un groupe de production d’énergie non intermittente, des batteries et de la biomasse, par exemple. Quelle raison de principe s’opposerait à ce que cette entreprise de production d’électricité intermittente et non intermittente vende de l’électricité à un client qui veut en acheter?
Et maintenant? Quelles sont les règles qui s’appliquent en attendant la promulgation d’un règlement?
Le projet de loi 2 contient une disposition dite transitoire qui vise à établir quelles sont les règles qui s’appliquent entre le moment du dépôt du projet de loi (le 2 décembre 2022) et la date d’entrée en vigueur du règlement établissant les « cas et conditions » où le distributeur n'est pas tenu de distribuer de l’électricité.
Les règles que nous avons vu plus haut s’appliquent immédiatement. Une entreprise qui est sous le coup du moratoire peut demander du ministre de faire exception et celui-ci peut accéder à cette demande s’il le veut, comme on vient de le voir.
Et pour couronner le tout, le projet de loi indique que les dispositions transitoires ont effet malgré les décisions rendues par la Régie de l’énergie dans les dossiers R-4057-2018 et R-4045-2018.[4] Le dossier R-4057-2018 porte sur l’établissement des tarifs d’électricité pour l’année tarifaire 2019-2020, tandis que le dossier R-4045-2018 porte sur la demande de fixation des tarifs et conditions de service pour l’usage cryptographique appliqué aux chaines de blocs.
Conclusion
On le voit bien, le projet de loi 2 remet en question le fondement même du quid pro quo du monopole. Ce débat doit avoir lieu.
[1] Le texte du projet de loi est accessible en ligne : PDF de l'Assemblée nationale du projet de loi 2
[2] Consultations particulières et auditions publiques sur le projet de loi n° 2, Loi visant notamment à plafonner le taux d’indexation des prix des tarifs domestiques de distribution d’Hydro-Québec et à accroître l’encadrement de l’obligation de distribuer de l’électricité : https://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/capern/mandats/Mandat-48391/index.html
[3] Accessible en ligne : https://www.hydroquebec.com/data/documents-donnees/pdf/tarifs-electricite.pdf.
L’ article 11.7 se lit ainsi :
11.7 Hydro‑Québec n’est pas tenue de consentir un abonnement pour toute nouvelle demande de plus de 50 mégawatts ou d’acquiescer à toute demande de charge additionnelle de plus de 50 mégawatts ou à toute demande soumise par le client qui bénéficie d’un contrat spécial.