Introduction
Dans l’arrêt Annapolis Group Inc. c. Ville régionale d’Halifax[1] rendue le 21 octobre 2022, la Cour suprême du Canada s’est rangée du côté du courant jurisprudentiel actuel[2] en tranchant en faveur du contribuable lorsqu’elle a confirmé que la simple démonstration qu'un règlement municipal supprime l’utilisation raisonnable d'un bien immobilier par son propriétaire suffit pour constituer une expropriation déguisée.
À la lumière de cette décision, il est possible de conclure que des règlements municipaux qui ne constitueraient pas une « confiscation » totale d’un immeuble pourraient néanmoins constituer une forme d’expropriation déguisée lorsque, sans pour autant rendre l'usage d’un terrain impossible, lesdits règlements empêchent, pour un objectif public, le propriétaire d’user raisonnablement de son terrain sans l‘indemniser. Pour davantage de détails sur cet arrêt ou le concept d’expropriation déguisée, veuillez consulter notre article sur le sujet.
Dans une décision du 17 janvier 2023, SBFD inc. c. Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures[3] (ci-après la « Décision »), la Cour supérieure du Québec, quant à elle, ajoute que les municipalités peuvent être condamnées civilement pour expropriation déguisée lorsqu’elles font le choix d’adopter des règlements municipaux en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel[4] (ci-après la « LPC ») ayant pour effet d’inclure des immeubles dans un site patrimonial, retirant par le fait même au propriétaire le droit de faire tout usage de son immeuble, et ce sans avoir exercé son pouvoir d’expropriation qui permettrait au propriétaire d’être indemnisé.
La Décision
Les faits
En résumé, SBFD Inc. (ci-après « SBFD »), propriétaire d’un lot (le « Lot ») sur le territoire de la Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures (ci-après la « Ville ») situé à proximité d’un site patrimonial nommé Domaine des pauvres (ci-après le « Site »), ainsi que Simon Bouffard, unique propriétaire de SBFD, poursuivent en expropriation déguisée la Ville en alléguant que l’effet de la réglementation municipale adoptée et modifiée par cette dernière à la suite de l’acquisition du Lot par SBFD est d’y interdire toute nouvelle construction. En effet, pour bloquer le projet de construction de SBFD, la Ville a décidé d’inclure, par le biais de ses règlements, le Lot où la construction était projetée dans le Site. La Ville prétendait devant la Cour que lesdits règlements n’avaient pas pour effet d’interdire toute construction sur le Lot puisque certains critères hautement discrétionnaires, voire arbitraires, lui permettaient toujours d’autoriser une construction.
Le Lot avait été créé à la suite d’un lotissement du Site qui avait été autorisé par la Ville en novembre 2018, soit préalablement à son acquisition par SBFD. À la suite de l’acquisition, SBFD a présenté une demande de reconnaissance de droit acquis résidentiel auprès de la Commission de la protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) ainsi qu’une demande de permis de construction auprès de la Ville, toutes deux autorisées. Une fois les formalités administratives complétées, SBFD disposait alors d’un délai s’étendant au 30 novembre 2019 pour entreprendre la construction d’une résidence sans perdre ses droits acquis résidentiels.
Le 24 juillet 2019, estimant que la décision d’émettre ces autorisations était erronée, la Ville a décidé, par le biais d’une résolution, d’effectuer une demande auprès du ministère de la Culture et des Communications (MCC) visant à émettre une ordonnance en vertu de l’article 76 de la LPC, afin de permettre à la ministre d’évaluer la pertinence de protéger, en tout ou en partie, le Site. Cette demande fut refusée par le ministère au motif que le Site ne présente pas un intérêt à l’échelle nationale.
Le 1er août 2019, la Ville, par une seconde résolution, émettait une ordonnance, en vertu de l’article 148 de la LPC, ayant pour effet d’interdire toutes altérations des lieux situés dans le Domaine des Pauvres, pour valoir jusqu’au 1er septembre 2019.
Le 9 septembre 2019, nonobstant une mise en demeure transmise par SBFD à cette même date demandant de retirer le Lot de ceux visés par les projets de règlement, le conseil de la Ville a adopté les Règlements 596, 597 et 598 créant une zone à protéger correspondant au Site. De plus, le 3 septembre 2019, la Ville a modifié le Règlement 597 afin de préciser que « toute nouvelle construction » sur le Site serait dorénavant prohibée. Lors d’une consultation publique subséquente, le maire de la Ville a confirmé que l’intention de celle-ci était que rien ne puisse se construire sur le Lot, en prononçant les paroles suivantes : « vous êtes propriétaire d’un terrain, mais vous ne pouvez pas construire dessus et puis vous ne pouvez pas rien faire dessus…on ne vous doit rien pis c’est toute… on peut s’asseoir avec vous en temps et lieu et essayer de voir s’il n’y a pas quelque chose qu’on pourrait faire pour essayer de, je ne sais pas quel terme utiliser là minimiser, mitiger, diminuer votre préjudice » (sic).
Finalement, le 19 novembre 2019, le Règlement 595 fut adopté, ce dernier ayant notamment pour effet de citer le Lot comme un immeuble patrimonial dès le 22 novembre 2019.
Bouffard s’adressa alors à l’évaluateur de la Ville de Québec afin de demander une révision du rôle d’évaluation foncière. L’évaluateur lui indiqua que la valeur foncière ne serait pas modifiée, car il était toujours possible de construire sur le Lot, en respectant certains critères. Les critères permettant de construire en respectant les obligations imposées par les Règlements 595, 596 et 597 sont alors transmis à Bouffard le 19 août 2020. SBFD envoie donc une nouvelle demande de permis de construction qui fut refusée le 6 juillet 2021.
L’analyse
Dans cette affaire, la Cour supérieure a dû d’abord déterminer si les conditions d’ouverture au recours visant l’obtention d’une indemnité pour expropriation déguisée étaient remplies. À cette question, elle répond par l’affirmative.
En effet, en rappelant que même lorsqu’une municipalité prétend agir de bonne foi, il demeure que les restrictions qu’elle impose peuvent entraîner une expropriation déguisée si celles-ci ont pour conséquence d’empêcher toute utilisation raisonnable d’un lot, de priver totalement le propriétaire de l’exercice de son droit de propriété ou encore d’équivaloir à une confiscation ou à une appropriation de l’immeuble.[6]
Or, en adoptant les Règlements 595, 596, 597 et 598, la Ville tente clairement de protéger le Domaine des Pauvres, en tant que site patrimonial, ce qui correspond à des fins publiques. La preuve révélait notamment que la principale recommandation de l’architecte, mandaté pour émettre un avis sur l’adéquation entre le projet de construction de SBFD et les critères établis par les règlements, était de ne permettre aucune construction sur le Lot parce que cela nuirait à la cohérence de l’ensemble et à la compréhension du site patrimonial.[7] L’effet des règlements était donc de faire de la vacance du Lot sa caractéristique patrimoniale principale.
Ainsi, le tribunal conclut que les règlements protègent ultimement le caractère vacant du Lot et, par le fait même, empêchent toute construction sur celui-ci.[8] Les recommandations de l’architecte permettant ultimement la construction par les propriétaires sur le Lot étaient, en effet, si sévères, particulières, restreintes et nombreuses qu’elles sont de nature à les priver de leur droit de propriété.[9] Cette simple possibilité théorique de construire ne pouvait constituer une utilisation raisonnable du Lot.
De plus, la Cour a insisté sur le fait que la Ville n’avait pas établi d’orientation ni de véritable critère permettant d’octroyer ou non un permis de construction pour une résidence unifamiliale sur le Site[10]. Les règlements, du fait de leurs critères trop imprécis, accordent donc une discrétion arbitraire à la Ville ne permettant pas aux propriétaires du Lot de comprendre de quelle manière leur projet de construction serait analysé et sur quelle base[11].
La Cour détermine donc, à la lumière de son analyse, que l’utilisation raisonnable du Lot par la construction d’une résidence unifamiliale à la suite de l’adoption des Règlements n’est pas possible. Le choix de la Ville d’inclure le Lot dans le Site au lieu d’exercer son pouvoir statutaire d’expropriation constitue donc une expropriation déguisée, puisque l’effet des règlements est de retirer tout usage du Lot, voire l’exercice du droit de propriété. [12]
Les conclusions de la Cour
La Ville a donc été condamnée à payer à la demanderesse 138 000 $ pour la valeur de son immeuble et le remboursement des taxes municipales payées dès la date à laquelle l’expropriation déguisée s’est concrétisée, soit le 22 novembre 2019[13].
Commentaires des auteurs
Cette affaire, qui n’a pas été portée en appel, est une autre indication claire des tribunaux selon laquelle les municipalités ne peuvent utiliser leur pouvoir réglementaire de façon à empêcher l’utilisation raisonnable d’un terrain sans indemniser son propriétaire. Le principal intérêt de l’espèce découle du fait qu’il s’agit de la première décision répertoriée où des règlements adoptés en vertu de la LPC ont été source d’expropriation déguisée. La plupart des décisions recensées jusqu’à présent avaient principalement trait à l’exercice d’un pouvoir en vertu de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, tel que le zonage.
De plus, même si certains critères abstraits et arbitraires permettaient toujours, en théorie, une utilisation du Lot, la Cour n’a pas hésité à conclure à de l’expropriation déguisée. Ceci est une autre leçon importante à retenir dans la mesure où certaines municipalités utilisent fréquemment des moyens créatifs pour laisser subsister une impression que les règlements n’imposent pas une prohibition totale de développer un terrain. Tel que nous l’avons déjà indiqué dans nos commentaires sur l’affaire Annapolis Group Inc. c. Ville régionale d’Halifax, le test de l’utilisation raisonnable d’un terrain en droit de l’expropriation déguisée québécois permet aux propriétaires d’être indemnisés pleinement pour leur perte même si une quelconque utilisation demeure en théorie possible.
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[1] 2022 CSC 36.
[2] Voir notamment : Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc., 2018 CSC 35; Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350 (demande d'autorisation devant la CSC rejetée, 2022 CanLll 88678).
[3] 2023 QCCS 107.
[4] LQ 2011, c. 21.
[5] Supra note 3, par. 34
[6] Précit. 3, par. 42 et 46-47 citant Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146, par. 63-65.
[7] Id., par. 51-52.
[8] Id., par. 60, 63 et 67.
[9] Id., par. 71.
[10] Id., par. 55 et 58.
[11] Id., par. 59.
[12] Id., par.47 et 69.
[13] Id., par. 100-105.