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La Cour confirme la possibilité pour un exproprié d’être indemnisé en raison de la perte d’appréciation de la valeur lorsque l’expropriant tarde à s’exécuter

Fasken
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Bulletin droit immobilier

1. Introduction

Le 15 novembre 2023, la Cour du Québec (la « Cour »), sous la présidence de l’honorable Éric Couture, j.c.q., a rendu une série de jugements dans lesquels elle abordait le concept de perte d’appréciation de la valeur entre la date d’évaluation, fixée à la date de l’avis d’expropriation (considérant l’imposition préalable d’une réserve), et la date de transfert de propriété[1]. Pour les fins du présent bulletin, nous insisterons sur ce qui nous semble être le point central se dégageant de ceux-ci, à savoir qu’en vertu de l’article 58 de la Loi sur l’expropriation[2] (la « LE »), un trop long délai à finaliser le processus d’expropriation peut donner droit à des dommages pour la perte d’appréciation de la valeur subie. Nous aurons l’occasion d’y revenir, mais avant de ce faire, il importe d’apporter quelques précisions au sujet des quatre décisions ayant été rendues.

Il est à noter que trois sur quatre des décisions rendues par la Cour découlent de l’autorisation que s’est vu accordé le Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest (le « CISSSMO ») de porter en appel les décisions du Tribunal administratif du Québec (le « TAQ ») ayant fixé les indemnités d’expropriation qu’il convenait d’accorder à Montoni Groupe Pacific inc. (« Montoni »), Yves Blouin et Carole Dumoulin ainsi que Pierre Roy et Serge Meunier, les propriétaires s’étant fait exproprier pour un projet de construction d’un hôpital devant desservir la population de Vaudreuil-Dorion. Fasken et l’équipe qui a préparé ce bulletin représentaient Montoni dans cette affaire.

À ce sujet, précisons que même si ces trois dossiers d’appel ont été réunis pour une audition commune, il n’en demeure pas moins que le Tribunal a rendu trois jugements distincts. Le présent bulletin sera axé sur celui qui implique l’intimée Montoni, car il s’agit de la seule décision où l’enjeu du dommage accordé pour une perte d’appréciation de la valeur a été abordé de front.

Au surplus, dans la mesure où il a également été question de celui-ci dans le dossier impliquant Les Développements St-Antoine inc. (« DSA »), et ce, dans des termes qui – soulignons-le – sont semblables voire identiques[3], nous traiterons également de cette affaire.

Nous exposerons dans un premier temps les faits pertinents de chacun de ces jugements tout en insistant sur les prétentions respectives des parties impliquées concernant la notion faisant l’objet du présent texte, c’est-à-dire la perte d’appréciation de la valeur. Nous analyserons par la suite le raisonnement de la Cour au sujet de celle-ci.

2. Les faits et les prétentions des parties

2.1. L’affaire Montoni

Pour bien saisir le fond de cette affaire, il convient de revenir succinctement sur un certain nombre de dates pertinentes.

Le 16 mars 2016, un avis de réserve a été décrété par le gouvernement du Québec pour une partie de la propriété de Montoni, avis qui a été renouvelé le 5 mars 2018. Ajoutons que l’expropriation de celle-ci a quant à elle seulement été décrétée par le gouvernement le 17 juillet 2018, et qu’elle a été signifiée à Montoni le 6 août 2018.

La date d’évaluation a pour sa part été fixée le 1er août 2018, les parties impliquées dans les trois dossiers entendus au même moment par le TAQ s’étant entendues sur le fait que celle-ci constituerait la date d’évaluation commune. Finalement, nous devons surtout insister sur le fait que l’avis de transfert de la propriété de Montoni a eu lieu le 1er novembre 2019, soit quinze (15) mois après l’avis d’expropriation.

Dans la décision rendue en première instance, le TAQ est notamment venu à la conclusion que Montoni avait droit à une indemnité pour perte d’appréciation de la valeur. En fait, jugeant que l’indemnité provisionnelle qui avait été versée à Montoni était nettement insuffisante pour permettre à celui-ci de se remettre dans une situation semblable à celle dans laquelle il était avant l’expropriation, il lui a en effet accordé une indemnité accessoire, soit une perte d’appréciation de la valeur, et ce, afin de l’indemniser pour le préjudice causé par l’attente de quinze (15) mois entre la date d’expropriation et la date de transfert de la propriété. C’est précisément l’un des aspects que contestait le CISSSMO devant la Cour, alléguant entre autres qu’une telle indemnité constituait en réalité une indemnisation principale déguisée contraire à l’esprit de la LE et plus particulièrement à son article 69. C’est par ailleurs également la position que défendait le Procureur général du Québec (le « PGQ »). Quant à lui, Montoni soutenait plutôt qu’en vertu de l’article 58 de la LE, une telle perte d’appréciation de la valeur pouvait être octroyée par le TAQ. Il allait à ses yeux de soi qu’il pouvait être indemnisé pour le long délai du processus d’expropriation, et ce, de manière à être remis dans l’état prévalant avant l’expropriation.

2.2. L’affaire DSA

Concernant cette seconde affaire, elle oppose DSA et le PGQ, celui-ci agissant pour la ministre des Transports et de la Mobilité durable, et ce, pour le compte de la Société du Palais des congrès de Montréal. Le litige qui les oppose a trait à l’expropriation de lots dans le cadre du projet d’agrandissement du Palais des congrès de Montréal. Le lot qui appartient à DSA depuis le 19 novembre 2013 est tout particulièrement visé.

À ce sujet, afin de bien comprendre ce qui est en jeu, nous devons, une fois de plus, revenir sur quelques dates importantes. Dans un premier temps, soulignons que le 20 mars 2013, un avis d’imposition d’une réserve visant le lot exproprié a été publié par le PGQ, et que celui-ci a été renouvelé le 10 mars 2015. Mentionnons également que bien que l’avis d’expropriation ait été signifié à DSA le 2 mars 2017, ce n’est que le 15 juillet 2020, suite à la publication de l’avis de transfert de propriété du 6 juillet 2020, que la prise de possession s’est effectuée. Le processus d’expropriation s’étant échelonné sur une période de plus ou moins sept ans et demi, DSA ayant dû attendre pas moins d’environ quarante (40) mois avant de recevoir son indemnité provisionnelle totale, le TAQ a jugé bon de lui octroyer une indemnité accessoire pour perte d’appréciation de la valeur équivalant à 11 792 000 $. Sans surprise, au même titre que le CISSSMO, l’expropriant dans l’affaire Montoni, c’est l’un des aspects que conteste le PGQ. Les prétentions de ce dernier et de DSA étant respectivement identiques à celles de l’appelant et de l’intimée dans cette autre affaire dont nous avons parlé plus haut, nous vous référons à ce qui a été dit à leur sujet.

3. Les conclusions de la Cour

Ayant désormais une meilleure idée des raisons pour lesquelles la Cour a dû se pencher sur la question de la perte d’appréciation de la valeur, nous pouvons désormais revenir sur ce qu’elle a établi à son sujet. Les conclusions auxquelles elle est parvenue dans l’un et l’autre des dossiers qui nous occupent étant les mêmes, il suffit, nous semble-t-il, d’en aborder un. Nous ne résumerons donc ci-après que l’affaire Montoni.

À ce sujet, la Cour détermine qu’en l’espèce, la question de l’appelante CISSSMO est une question de droit donnant ainsi ouverture à la norme de la décision correcte.

3.1. La valeur du bien à la date de l’avis d’expropriation

La Cour débute son analyse au regard des limites imposées par l’article 69 de la LE. Ayant fait l’objet d’une réserve, qui a été renouvelée, et étant donné que l’avis d’expropriation a été signifié avant l’expiration de la réserve, la Cour confirme que l’indemnité principale doit être établie en fonction de la date de l’avis d’expropriation en vertu de l’article 69 de la LE, soit le 1er août 2018. Ce faisant, la Cour conclut que le TAQ a respecté les principes découlant de l’article 69 de la LE en accordant l’indemnité principale basée sur la valeur du terrain à la date de l’avis d’expropriation.

Cela dit, dû au fait que le CISSSMO a pris trop de temps avant de prendre possession de l’immeuble exproprié, soit un délai de quinze (15) mois, le TAQ a octroyé, en plus de l’indemnité principale, une indemnité accessoire, soit la perte d’appréciation de la valeur pendant ce délai à titre de préjudice subi. Le cumul de ces deux indemnités permet de compenser intégralement l’exproprié et d’éviter un appauvrissement.

La Cour se ralliant aux prétentions de Montoni confirme qu’elle a droit à une indemnisation correspondant aux dommages subis sans aucune limite temporelle, et ce, conformément au cadre législatif en vigueur. La Cour décide donc d’analyser l’article 69 de la LE afin de déterminer si celui-ci empêche l’octroi de la perte d’appréciation de la valeur.

Afin d’en arriver à une réponse la Cour analyse d’abord la LE conformément à la méthode moderne d’interprétation des lois, soit d’interpréter la loi dans son contexte global en utilisant le sens ordinaire des mots choisis qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet et l’intention du législateur.

La Cour conclut alors que l’article 69 de la LE ne souffre d’aucune ambiguïté, que le législateur a choisi d’y prévoir deux types d’expropriation, soit avec ou sans réserve, et qu’une indemnité principale est déterminée pour chacun des cas. Cette indemnité principale est soumise à une limite, et il est du pouvoir du législateur de déterminer une telle limite.

L’article 69 énonce certains facteurs ne pouvant être pris en compte dans le cadre de l’indemnité principale. Ces facteurs sont la plus-value attribuable à l'imposition de la réserve, la plus-value attribuable à l'expropriation en tant que telle et la plus-value attribuable aux travaux publics découlant de l'expropriation. De plus, l’article 69 de la LE énonce la date de l’évaluation de l’immeuble exproprié, ce qui a pour effet que l’indemnisation principale ne peut tenir compte de l’augmentation de la valeur de cette dernière après la date d’expropriation, nonobstant que cette augmentation soit causée par la progression du marché immobilier.

La Cour insiste que même si elle interprète l’article de manière large, libérale et souple, l’augmentation de la valeur de l’immeuble exproprié à la suite de l’avis d’expropriation ne peut être octroyée en tant qu’indemnité principale lorsqu’il fait l’objet d’une réserve. Elle précise d’ailleurs que la Cour d’appel a confirmé que la date de l’avis d’expropriation correspond à la date de l’expropriation comme telle.

Puisqu’il y a gel de la valeur de l’immeuble exproprié à la date de signification de l’avis d’expropriation, il ne peut y avoir l’octroi d’indemnités principales après cette date. Le TAQ était donc en droit d’accorder l’indemnité principale en fonction de la valeur du terrain à la date de l’avis.

3.2. Le préjudice subi des suites du délai entre la date d’évaluation du bien et sa prise de possession

Quant à elle, l’indemnité accessoire est accordée en vertu de l’article 58 de la LE. Cet article permet l’indemnisation du préjudice directement causé par l’expropriation. En l’espèce, le TAQ a accordé une telle indemnité pour le long délai pris par le CISSSMO afin de finaliser le processus d’expropriation. La Cour fait à ce sujet remarquer qu’il ne s’agit pas d’une indemnité immobilière proprement dite, mais bien d’une compensation pour le préjudice subi en raison du processus d’expropriation lui-même.

Comme elle le souligne, la perte d’appréciation de la valeur qui a été accordée ne vise pas à modifier la date d’évaluation prévue à l’article 69 de la LE, et elle respecte donc le cadre législatif propre à l’expropriation. Par le fait même, rejetant les prétentions de CISSSMO, la Cour conclut que le TAQ n’a pas accordé une indemnisation principale déguisée contraire à l’esprit de la LE.

L’article 58 de la LE permet, nous rappelle-t-elle, de présenter toutes sortes de réclamation. Montoni avait donc le droit de réclamer, à titre de dommage accessoire, une indemnisation pour la perte d’appréciation de la valeur.

Montoni ayant fait la preuve qu’elle ne pouvait être indemnisée uniquement par l’indemnité principale, celle-ci ne lui permettant pas de pouvoir se refaire, et ce, comme l’exige l’article 48 de la LE, la Cour conclut en affirmant que le TAQ avait bel et bien le droit d’accorder la perte d’appréciation de la valeur entre l’avis d’expropriation et la prise de possession.

En terminant, soulignons, comme mentionné plus haut, que le raisonnement que nous venons d’exposer est exactement le même que celui que la Cour a adopté dans l’affaire DSA, et que dans celle-ci, il a également été reconnu que le TAQ était en mesure d’accorder cette indemnité accessoire.

4. Conclusion : le droit en vigueur et le PL 22

Nous l’aurons compris, dans sa forme actuelle, la LE permet une indemnisation principale qui gèle dans le temps la valeur de l’immeuble exproprié à la date de l’avis d’expropriation lorsqu’il y a eu imposition d’une réserve d’expropriation. Cela dit, il importe d’ajouter que la Cour a également reconnu que le délai dans lequel l’expropriante décide de procéder à l’expropriation peut ouvrir la porte à une indemnisation pour la perte d’appréciation de la valeur de l’immeuble à titre de préjudice subi.  L’expropriante a donc tout intérêt à ne pas retarder indument le processus, sans quoi l’exproprié est en droit de réclamer ce type d’indemnisation.

Notons cependant que le législateur semble vouloir empêcher une telle indemnité. Le nouveau projet de loi 22 (le « PL 22 »), qui s’intitule Loi concernant l’expropriation et qui est voué à éventuellement remplacer la LE, contient en effet deux articles (les articles 118 et 119) se rapportant aux indemnités pouvant être versées afin de compenser un trop long délai entre la date de l’expropriation et le transfert du droit exproprié.  À ce sujet, il semble vouloir arbitrairement et drastiquement limiter le montant pouvant être accordé afin de compenser les inconvénients découlant de la durée de la procédure d’expropriation, ce qui va causer des situations sérieuses d’appauvrissement.

Selon l’article 118 du PL 22, après un délai de 6 mois, seul le taux légal serait payable, alors que la perte d’appréciation de valeur pourrait être considérablement plus élevée.

Selon l’article 119 du PL 22, si le délai perdure au-delà de 18 mois en cas de réserve et de 3 ans si l’expropriation n’est pas précédée d’une réserve, un montant additionnel maximal de 50 000 $ pourrait être octroyé. Cette limitation indue engendrera assurément des situations d’appauvrissement.

Il faudra donc suivre attentivement la suite du PL 22 et des contestations judiciaires anticipées sur la légalité des règles proposées dans ce projet de loi.

*Les auteurs souhaitent souligner la collaboration de Nicolas Tabah et Jessy Bernard Tardif


[1] Il s’agit des jugements suivants : Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest c. Montoni Groupe Pacifie inc., 760-80-003488-211, Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest c. Blouin, 760-80-003490-217, Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Ouest c. Roy, 760-80-003489-219 et Procureur général du Québec c. Les Développements St-Antoine inc., 500-80-042083-213.

[2]RLRQ, c. E-24.

[3]Plusieurs paragraphes sont littéralement reproduits dans l’une et l’autre de ces décisions.

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Auteure

  • Mina Bakkioui, Associée | Litiges et résolution de conflits, Montréal, QC, +1 514 397 7656, mbakkioui@fasken.com

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