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La Cour supérieure du Québec confirme que la sécurité des personnes l’emporte sur la protection du patrimoine bâti en matière de démolition d’immeubles

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Bulletin droit immobilier

Le 5 février 2024, la Cour supérieure du Québec (la « Cour ») a rendu un jugement dans l’affaire Gestion NDI Champlain c. Ville de Gatineau qui offre un éclairage utile concernant les règles entourant la démolition d’immeubles jouissant d’une protection patrimoniale municipale lorsque ceux-ci sont devenus vétustes ou dangereux.

En effet, il existe depuis plusieurs années une tension entre l’application de régimes juridiques concurrents s’appliquant à des immeubles vétustes, soit, d’une part, les règlements concernant la vétusté des immeubles et protégeant les immeubles d’intérêts patrimoniaux et, d’autre part, les règlements autorisant la démolition des immeubles. Une tendance lourde dans la réglementation municipale est de faire primer les règlements portant sur la protection des immeubles sur ceux prévoyant leur démolition, en ajoutant des conditions préalables rendant difficile pour tout propriétaire d’obtenir l’autorisation pour une démolition dans un contexte de dangerosité.

Dans cette récente décision, la Cour précise que le régime d’exception de l’article 231 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[1] (la « LAU ») lui permettant d’ordonner la démolition d’un immeuble vétuste ou dangereux ne saurait être limité par des règlements municipaux portant sur la vétusté ou la protection du patrimoine.

Contexte

Résumé des faits

L’immeuble au centre de cette affaire est une maison unifamiliale, dite de style allumette de deux étages, bâtie en 1910 (l’« Immeuble »), n’ayant fait l’objet d’aucune intervention de conservation de son caractère patrimonial au cours des années. En 2008, la Ville de Gatineau (la « Ville ») procède à l’inscription de l’Immeuble à l’inventaire du patrimoine bâti puisqu’il revêt selon elle un caractère patrimonial supérieur.

En novembre 2020, l’Immeuble est acquis par un promoteur immobilier avec l’objectif de le démolir pour joindre l’espace ainsi dégagé à d’autres terrains et y construire un complexe de logements locatifs de dix étages. Une inspection de l’Immeuble conclut à la présence de plusieurs déficiences dont, notamment, la possible présence d’amiante et de peinture à base de plomb, la présence d’une fissure majeure, du déplacement du béton, d’une cavité assujettie aux infiltrations d’eau et d’un risque élevé de dommages non visibles au niveau de la fondation en façade. Considérant l’état du bâtiment, une demande de démolition est présentée à la Ville selon la voie usuelle prévue au règlement de démolition.

La décision de la Ville

Malgré des rapports réalisés tant par la Ville que par le promoteur confirmant l’état de délabrement avancé de l’Immeuble, le conseil local du patrimoine de la Ville recommande au comité sur les demandes de démolition (le « Comité ») de ne pas approuver sa démolition. Après plusieurs mois d’échanges avec la municipalité et l’étude de divers scénarios, dont le déplacement de l’Immeuble, le Comité refuse la demande de démolition, décision qui est maintenue par le conseil municipal suivant une demande de révision.

Afin d’obtenir l’autorisation de démolir l’immeuble, le promoteur s’adresse à la Cour au moyen du recours prévu à l’article 231 de la LAU qui permet au tribunal d’ordonner la démolition d’un immeuble qui est notamment susceptible de mettre en danger des personnes.

L’instance en Cour supérieure

L’article 148.0.5 ou 231 LAU?

D’entrée de jeu, la Ville s’appuyant sur l’article 148.0.5 LAU, applicable aux démolitions effectuées dans un contexte usuel, prétend que le recours n’est pas recevable en raison de l’omission d’aviser le ministre de la Culture et des Communications de la possibilité qu’un immeuble patrimonial soit démoli, tel que le prévoit cet article. Pour la Ville, cette omission serait fatale.

La Cour rejette cette prétention et détermine que le régime de l’article 231 LAU répond à des paramètres hors du cadre des demandes visées par l’article 148.0.5 LAU. La Cour explique que l’article 148.0.5 LAU s’inscrit, depuis 2021, dans le contexte d’un ensemble de dispositions qui mettent en place un processus d’examen et d’autorisation des demandes de démolition par des élus municipaux regroupés en comité de démolition et d’évaluation du caractère patrimonial des immeubles susceptibles d’être démolis. À cet effet, la Cour souligne que le législateur a énuméré les considérations que les élus peuvent évaluer lors de leur prise de décisions :

[58] Le législateur a énuméré les considérations que les élus peuvent soupeser pour décider de l’opportunité de permettre la démolition, soit : l’état de l’immeuble visé par la demande, sa valeur patrimoniale, la détérioration de la qualité de vie du voisinage, le coût de sa restauration, l’utilisation projetée du sol dégagé et, lorsque l’immeuble comprend un ou plusieurs logements, le préjudice causé aux locataires et les effets sur les besoins en matière de logement dans les environs.

[59] Ce corpus représente donc le régime applicable à toute demande de démolition d’un immeuble dans un contexte que nous qualifierons d’usuel, par opposition à des bâtisses menaçant la sécurité des personnes.

La Cour précise donc que l’article 231 LAU traite des constructions dangereuses qui ne correspondent pas au cadre d’analyse usuel de la démolition. C’est le facteur de la construction menaçant la sécurité des personnes qui permet de dissocier les deux régimes. De plus, elle souligne que le facteur patrimonial ne permet pas de soustraire un bâtiment à une demande en démolition introduite devant la Cour en vertu de 231 LAU. D’ailleurs, la LAU n’ajoute aucun élément procédural ou de critères d’évaluation distincts pour les immeubles classés lors de l’évaluation de l’application de cette disposition.

L’exercice du pouvoir de la Cour supérieure selon 231 LAU

Par ailleurs, la Ville prétend que le recours entrepris par le promoteur n’est pas approprié et que celui-ci aurait dû procéder par voie d’un recours en révision judiciaire ou en mandamus. La Cour supérieure devrait ainsi faire preuve de déférence envers la Ville en raison de l’exercice, par le conseil municipal, de son pouvoir discrétionnaire. La Ville précise que ce sont les recours en révision judiciaire ou en mandamus qui permettent de s’opposer à cet exercice discrétionnaire. Elle soutient qu’en exerçant les pouvoirs prévus à 231 LAU, la Cour supérieure se trouverait à exercer un pouvoir qui relève de la juridiction du conseil municipal.

La Cour, sans se prononcer sur la validité ou le fondement des autres recours évoqués par la Ville, statue que le choix de ne pas utiliser ces véhicules procéduraux n’exclut pas d’emblée l’exercice de la juridiction qui lui est conférée par 231 LAU. Il s’agit de deux mécanismes juridiques indépendants.

Le danger que pose la construction pour les personnes

La Cour précise que l’appréciation du facteur de la dangerosité a lieu au moment du procès et qu’il faut tenir compte à la fois des personnes habitant l’Immeuble (question qui ne se posait pas en l’espèce), des personnes qui pourraient s’y retrouver, par exemple en s’y introduisant sans en avoir la permission, ainsi que les voisins, les passants ou les travailleurs affectés à l’Immeuble. La Cour rappelle donc que c’est la sécurité des personnes qui est au cœur de l’analyse relative à l’application de l’article 231 LAU :

[75]     Rappelons le texte de 231 LAU :

231. Lorsqu’une construction est dans un état tel qu’elle peut mettre en danger des personnes (…) ou lorsqu’elle a perdu la moitié de sa valeur par vétusté, par incendie ou par explosion, la Cour supérieure peut, sur demande de l’organisme compétent, de la municipalité ou de tout intéressé, ordonner l’exécution des travaux requis pour assurer la sécurité des personnes ou, s’il n’existe pas d’autre remède utile, la démolition de la construction. (…).

En cas d’urgence exceptionnelle, le tribunal peut autoriser l’organisme compétent ou la municipalité à exécuter ces travaux ou à procéder à cette démolition sur le champ et l’organisme compétent ou la municipalité peut en réclamer le coût du propriétaire du bâtiment. Le tribunal peut aussi, dans tous les cas, enjoindre aux personnes qui habitent le bâtiment de l’évacuer dans le délai qu’il indique.

Il n’est donc pas nécessaire pour la Cour de prendre en compte d’autres facteurs connexes, telle la citation patrimoniale de l’Immeuble, aux fins de cette analyse qui se veut être libre de toute interférence afin d’assurer avant tout la sécurité publique.

La possibilité d’un autre remède.

La Cour précise que l’article 231 LAU impose néanmoins une évaluation des remèdes proposés selon leur utilité. Un questionnement s’impose donc quant au caractère utilisable de l’immeuble, son usage et sa fonctionnalité. C’est à cette étape de l’analyse qu’elle peut prendre en compte l’aspect patrimonial et la valeur de cette caractéristique.

Conclusion

Cette décision est importante dans la mesure où elle confirme que la Cour peut se saisir d’un dossier en matière de démolition d’immeuble de façon indépendante des mécanismes locaux normalement applicables lorsqu’une construction est susceptible de mettre en danger des personnes.

Notons cependant que la Ville de Gatineau a annoncé son intention de porter l’affaire en appel.



[1]Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, RLRQ, c. A-19.1;

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Auteurs

  • Guillaume Pelegrin, Associé, Montréal, QC, +1 514 397 7411, gpelegrin@fasken.com
  • Frédéric Legendre, Associé, Montréal, QC, +1 514 397 7616, flegendre@fasken.com

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