Le 18 juin 2024, dans l’arrêt 2024 QCCA 804 | Ville de Saint-Bruno-de-Montarville c. Sommet Prestige Canada inc. , la Cour d’appel (la « Cour ») était appelée à statuer pour la première fois sur l’impact du nouveau cadre juridique applicable en matière d’atteinte au droit de propriété en vertu de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[1](la « LAU »), en ordonnant le réexamen par la Cour supérieure du bien-fondé d'un recours en indemnisation pour expropriation déguisée en tenant compte du nouvel article 245 LAU.
En effet, ces récentes modifications législatives de la LAU sont susceptibles de transformer le paradigme juridique établi en matière d’atteinte au droit de propriété et d’expropriation déguisée par les municipalités, en modifiant les situations où les propriétaires peuvent obtenir une indemnité.
Bref rappel des faits
Les promoteurs intimés sont propriétaires d’un vaste terrain boisé, à proximité du parc national du Mont-Saint-Bruno, sur le territoire de la ville appelante. Ils souhaitent y construire de nombreuses résidences. Pour mener ce projet à terme, plusieurs échanges et engagements interviennent entre les parties. Une entente concernant l’aménagement des infrastructures survient; le projet est alors avalisé par la municipalité.
Toutefois, l’arrivée d’un nouveau conseil municipal fraichement élu en 2013 entraîne de nombreuses modifications à la règlementation municipale. Ces changements amènent les intimés à considérer tout ensemble résidentiel sur leur propriété comme étant impossible à réaliser. Ils intentent alors un recours en dommages afin de réclamer une indemnité pour expropriation déguisée ainsi qu’un pourvoi en contrôle judiciaire pour contester la légalité des nouvelles dispositions règlementaires contraignantes et prohibitives.
La décision de première instance
La Cour supérieure rejette le pourvoi en contrôle judiciaire, le délai d’introduction étant jugé déraisonnable. Cependant, elle reconnaît que les contraintes imposées par la règlementation municipale sont telles qu’elles empêchent toute utilisation raisonnable de la propriété des intimés, ce qui équivaut à une expropriation déguisée au sens que l’entend la jurisprudence. Ainsi, le juge conclut que les intimés ont droit à une indemnité en vertu du droit commun[2].
L’analyse de la Cour
Après la formation de l’appel, et la permission d’en appeler accordée par la Cour, le législateur québécois a introduit dans le corpus législatif les articles 245 à 245.6 LAU. Ces nouvelles dispositions visent à encadrer l’obligation d’une municipalité d’indemniser les propriétaires qui subissent un effet expropriant de l’adoption d’une mesure en vertu de la LAU. La Cour décide donc de se pencher sur l’application de l’article 245 LAU, plutôt que de se prononcer sur les moyens d’appel.
Cette disposition législative prévoit que l’accomplissement d’un acte prévu par la LAU ne crée pas d’obligation d’indemnisation en vertu du Code civil du Québec, même s’il y a une atteinte au droit de propriété, tant qu’une utilisation raisonnable de l’immeuble est possible. Il est prévu qu’un immeuble sera considéré comme susceptible d’utilisation raisonnable quand l’atteinte au droit de propriété est justifiée. L'atteinte sera réputée justifiée, entre autres, lorsqu’elle vise la protection d’un « milieu à valeur écologique importante ». Le législateur précise que cette disposition est déclaratoire, et l’impact de cet ajout dans le texte de loi doit donc être analysé par la Cour en l’espèce.
Le caractère déclaratoire de l’article 245 LAU
La Cour rappelle la portée des dispositions déclaratoires, par lesquelles le législateur dicte essentiellement l’interprétation à adopter de ses textes de loi. De plus, ces dispositions sont rétroactives et d’applications immédiates. Ainsi, avec cette nouvelle disposition, le législateur écarte les principes jurisprudentiels jusqu’alors applicables en matière d’indemnisation suite à un acte prévu à la LAU, principes qui furent appliqués en première instance.
Les parties reconnaissent la portée rétroactive de cette disposition, mais interprètent différemment ses effets. Malgré leurs différentes conclusions, la Cour insiste sur le fait que les dispositions déclaratoires ont un effet immédiat sur les affaires pendantes, incluant les dossiers en appel. En effet, ces dispositions ont un effet rétroactif, en s’appliquant aux instances en cours, comme si elles avaient toujours fait partie du corpus juridique. La présente affaire est donc assujettie au nouveau régime de l’article 245 LAU.
Les conséquences de la rétroactivité de l’article 245 LAU
La Cour considère que le caractère rétroactif du nouvel article 245 LAU vient rendre caduques les conclusions en première instance, puisque celles-ci étaient fondées sur le droit antérieur avec un cadre d’analyse maintenant erroné.
Effectivement, le juge de première instance a conclu que les mesures règlementaires ne laissaient subsister « aucune utilisation raisonnable » de la propriété de l’intimé, ce qui justifiait une indemnisation. Or, cette conclusion fut émise sans considérer des notions centrales au nouveau cadre juridique. Dorénavant, le concept de « valeur écologique importante » pourrait permettre à l’appelante de ne pas avoir à indemniser l’intimé. Si le terrain est considéré comme ayant une valeur écologique importante, l’atteinte au droit de propriété pourrait être justifiée. Alors, le terrain sera considéré comme étant « susceptible d’une utilisation raisonnable », au sens de la LAU, ce qui priverait les intimés d’une indemnisation en vertu du droit commun.
Puisque la notion de valeur écologique importante n’est pas définie par la loi, la Cour considère qu’elle n’est pas en mesure de se prononcer sur l’octroi d’indemnité. Elle choisit donc d’infirmer les conclusions du jugement de première instance, qui constatait la situation d’expropriation déguisée, pour permettre au juge de la Cour supérieure d'effectuer une nouvelle analyse au regard du cadre juridique de l’article 245 LAU.
L’importance de l’arrêt rendu
Sans donner une illustration claire de l’application de l’article 245 LAU, cet arrêt demeure a priori inquiétant pour les promoteurs immobiliers, voire pour tout propriétaire foncier. En effet, il constate l’application rétroactive d’une disposition qui semble créer d’importantes limites dans l’attribution d’indemnités suite à une expropriation en vertu de la LAU.
Les propriétaires qui se font confisquer leurs terrains par les administrations publiques sont maintenant, et même, rétroactivement, pour les affaires pendantes, limités aux cas reconnus par l’article 245 LAU pour obtenir une indemnité. Il sera très intéressant d’observer le dénouement du dossier à la Cour supérieure, qui devra donner des réponses quant à l’application de cette nouvelle disposition et éclaircir la notion de « valeur écologique importante ». Le tout aura certainement des répercussions en droit immobilier et municipal, et il y a fort à parier que ce dossier se retrouvera de nouveau devant la Cour.
En cas de questionnement quant à l’impact de cette décision ou de l’article 245 LAU sur vous ou votre entreprise, nous vous invitons à contacter les auteurs.