Dans sa récente décision Griffon Partners Operation Corp (Re), 2024 ABKB 277 [Griffon], la Cour du Banc du Roi de l’Alberta (la « Cour ») s’est penchée sur l’applicabilité de la doctrine de l’ordonnancement. Dans cette affaire, un débiteur était endetté à la fois envers des créanciers de premier rang et un créancier subordonné, et une entité du même groupe que celui du débiteur avait accordé un cautionnement et une sûreté sur des actions au bénéfice des créanciers de premier rang uniquement (définis ci-dessous). Le créancier subordonné, Tamarack Valley Energy Ltd. (« Tamarack »), a invoqué la doctrine de l’ordonnancement pour obliger les créanciers de premier rang à épuiser leurs recours au titre de ce cautionnement et de cette sûreté sur des actions accordés par l’entité du même groupe et ultimement à réaliser l’objet de la sûreté dont ils bénéficiaient. Cet ordre de réalisation aurait permis de générer des fonds suffisants pour régler les obligations envers les créanciers de premier rang et au moins une partie des obligations de Tamarack. La Cour a estimé que l’absence d’obligations de la caution (l’entité du même groupe) envers Tamarack et sa relation avec le débiteur principal empêchaient la mise en œuvre de la doctrine de l’ordonnancement.
Contexte factuel
L’affaire Griffon concernait Griffon Partners Operation Corporation (« GPOC »), Griffon Partners Holding Corporation (« HoldCO ») et Griffon Partners Capital Management Ltd. (« ManagementCO »). GPOC et HoldCO sont des filiales de ManagementCO, et ces trois sociétés ont des administrateurs communs. ManagementCO est détenue par quatre sociétés de portefeuille (collectivement, les « sociétés de portefeuille administratrices »), dont chacune est détenue par l’un des quatre administrateurs de ManagementCO. Jonathan Klesch, l’un des administrateurs susmentionnés, possédait l’une des sociétés de portefeuille administratrices – Stellion Limited (« Stellion »). M. Klesch est également propriétaire de Spicelo Limited (« Spicelo »), qui détient des actions d’une société pétrolière et gazière albertaine appelée Greenfire.
En juillet 2022, GPOC a acquis l’ensemble de ses participations auprès de Tamarack pour un montant de 70 M$. Cette opération a été financée par deux ententes de financement principales :
- Le premier financement a été effectué en vertu d’une convention de crédit (la « convention de crédit ») conclue entre GPOC et certains prêteurs à titre de créanciers de premier rang (les « créanciers de premier rang »). Les obligations de GPOC en vertu de la convention de crédit ont fait l’objet d’un cautionnement consenti par ManagementCO et HoldCO. Les sociétés de portefeuille administratrices individuelles ont garanti les obligations de GPOC dans le cadre de la convention de crédit en vertu d’un cautionnement assorti d’un droit de recours limité et d’une convention de nantissement de titres. Comme les sociétés de portefeuille administratrices, Spicelo a garanti les obligations de GPOC dans le cadre de l’accord de crédit en vertu d’un cautionnement assorti d’un droit de recours limité et d’une convention de nantissement de titres (le « cautionnement à recours limité de Spicelo »).
- La deuxième entente de financement a été conclue en vertu d’un billet à ordre subordonné et garanti par GPOC en faveur de Tamarack (le « billet à ordre »). Conformément au billet à ordre, Tamarack a accepté de subordonner les sûretés accordées au paiement préalable des créances des créanciers de premier rang dues en vertu de la convention de crédit.
GPOC a ensuite rencontré des difficultés financières, en lien avec lesquelles la Cour a approuvé un processus de vente et de sollicitation d’investissement (le « processus VSI ») à la fin de l’année 2023 qui devait aboutir à la vente de tous les actifs de GPOC. Cependant, il est devenu évident que le produit de la vente des actifs de GPOC ne permettrait pas de couvrir les dettes dues aux créanciers de premier rang, et que la liquidation de certaines actions détenues par Spicelo en vertu du cautionnement à recours limité de Spicelo serait nécessaire aux fins de l’acquittement intégral des obligations échues des créanciers de premier rang. Toutefois, Tamarack a contesté la réalisation par les créanciers de premier rang du produit du processus VSI avant la liquidation des actions détenues par Spicelo. Tamarack ne bénéficiait d’aucune sûreté à l’égard des actions détenues par Spicelo et, par conséquent, une telle réalisation par les créanciers de premier rang allait priver Tamarack de toute réalisation anticipée et de tout autre recours. En revanche, si le créancier de premier rang procédait d’abord à la réalisation des actions détenues par Spicelo, il resterait alors des fonds résultant du processus VSI et de la vente des actifs de GPOC qui permettrait le règlement d’une partie des obligations de GPOC envers Tamarack. Tamarack a donc invoqué la doctrine de l’ordonnancement.
Décision de la Cour
La Cour a commencé par définir les limites de la doctrine de l’ordonnancement. La doctrine de l’ordonnancement est un recours en équité selon lequel un créancier détenant des sûretés à l’égard de plusieurs actifs aux fins du recouvrement d’une dette doit d’abord épuiser les fonds non disponibles pour les autres créanciers avant de puiser dans les fonds communs. Cette doctrine est généralement mise en œuvre par les tribunaux lorsqu’un seul débiteur commun est endetté envers plusieurs créanciers. La doctrine de l’ordonnancement permet une répartition équitable des actifs entre les créanciers en préservant la garantie commune pour ceux qui n’ont pas d’autre recours. La Cour a cerné cinq conditions préalables à la mise en œuvre de la doctrine de l’ordonnancement :
- Deux créanciers;
- Un débiteur commun;
- Deux fonds du débiteur, le créancier de rang supérieur ayant accès aux deux et le créancier de rang inférieur à un seul;
- L’absence d’interférence avec le choix de recours du créancier de rang supérieur;
- L’absence de préjudice pour les tiers.
Toutes les parties étaient d’accord sur le fait qu’au sens strict, il n’y avait pas de débiteur commun, puisque Spicelo avait seulement garanti les obligations de GPOC envers les créanciers de premier rang et puisqu’elle n’était pas autrement endettée ou obligée envers Tamarack, la partie qui invoquait la doctrine de l’ordonnancement.
Toutefois, cela n’a pas mis fin à l’examen de la Cour, car les tribunaux ont reconnu certaines exceptions limitées à la règle du même débiteur. Dans les décisions précédentes, des exceptions à la doctrine étaient justifiées par le fait que les débiteurs pouvaient s’attribuer une responsabilité principale envers le créancier. Cependant, les exceptions habituelles ne s’appliquaient pas dans les circonstances de l’espèce, Spicelo étant une caution et non un débiteur principal des obligations envers les créanciers de premier rang.
La Cour s’est ensuite demandé s’il serait néanmoins équitable de recourir à la doctrine de l’ordonnancement. Tamarack a présenté deux arguments à l’appui de sa position selon laquelle il fallait mettre en œuvre la doctrine :
- Il y avait en fait « un seul et même débiteur » parce que M. Klesch possédait et contrôlait GPOC, Spicelo et Stellion;
- Le voile corporatif devrait être levé en ce qui concerne la conduite de M. Klesch en sa qualité d’administrateur de GPOC, car M. Klesch aurait négocié et organisé l’exécution du billet à ordre sous des prétextes frauduleux, sans aucune intention de rembourser Tamarack.
La Cour a rejeté les deux arguments de Tamarack. Premièrement, elle a déterminé que le fait que M. Klesch soit administrateur de l’une des sociétés de portefeuille administratrices et de Spicelo ne suffisait pas à conclure que GPOC, Stellion et Spicelo étaient en fait une seule et même société, sous un contrôle commun. La Cour a estimé que la structure des entités devait être respectée et qu’elle ne créait pas une relation justifiant la mise en œuvre de la doctrine de l’ordonnancement comme recours approprié.
En outre, la Cour a constaté l’absence de circonstances extraordinaires qui nécessiteraient de lever le voile corporatif dans l’intérêt de la justice. Tamarack, une partie commerciale avertie, a volontairement conclu un accord dans le cadre duquel elle subordonnait ses sûretés aux créanciers de premier rang sans essayer d’établir ses propres sûretés sur les actions de Spicelo. Rien ne permet d’affirmer que Tamarack n’a pas été en mesure de négocier une entente qui était commercialement avantageuse pour elle. De plus, il serait inéquitable de rendre en fait Spicelo responsable de la dette de GPOC envers Tamarack, alors qu’elle n’était pas la caution et qu’elle n’avait aucune obligation envers Tamarack.
Répercussions
En fin de compte, la Cour a refusé d’appliquer la doctrine de l’ordonnancement et d’étendre l’exception limitée à la règle du même débiteur. Bien que le jugement rendu par la Cour soit largement fondé sur les faits spécifiques de l’espèce, il fournit un résumé utile des principes de l’ordonnancement et des circonstances dans lesquelles cette doctrine peut être invoquée. Cette décision rappelle également aux créanciers subordonnés qu’ils doivent s’assurer de bien comprendre la nature et l’étendue de la garantie et des sûretés des créanciers de premier rang avant d’accepter les modalités de la subordination. Tamarack a demandé l’autorisation de faire appel de la décision auprès de la Cour d’appel de l’Alberta et, à la date de publication du présent article, aucune décision à cet égard n’avait été rendue.
Les points de vue et les opinions exprimés dans le présent article sont ceux des auteurs et ne remplacent pas un avis juridique indépendant. Si vous souhaitez discuter des circonstances particulières d’une affaire, l’un des membres de l’équipe Insolvabilité et restructuration ou de l’équipe Financement et opérations bancaires de Fasken se fera un plaisir de vous aider.