Avec la multiplication des litiges climatiques dans le monde, une question importante se pose : dans quelle mesure les entreprises peuvent-elles être tenues de respecter des obligations de droit privé en lien avec les effets néfastes des changements climatiques? Bien que les tribunaux canadiens se montrent de plus en plus enclins à demander des comptes aux administrations publiques, la responsabilité privée dans ce domaine demeure incertaine en vertu du droit canadien.
L’affaire Milieudefensie et al. c. Royal Dutch Shell (en anglais seulement) de 2021 est considérée par les activistes climatiques comme une victoire historique à cet égard. Dans sa décision, le tribunal de district de La Haye a estimé que Royal Dutch Shell plc (« Shell ») avait un devoir de diligence envers les citoyens néerlandais en matière de changements climatiques. Shell a reçu l’ordre de réduire ses émissions nettes de 45 % d’ici 2030, par rapport aux niveaux de 2019.
Or, le 12 novembre 2024, la Cour d’appel de La Haye a autorisé l’appel de Shell (en anglais seulement), annulant ainsi le jugement du tribunal de district. Même si la Cour d’appel a donné raison à Milieudefensie en affirmant que, conformément à une « norme de diligence sociale » en vertu du droit néerlandais, les entreprises ont l’obligation d’aider à atténuer les changements climatiques, elle a opéré un revirement étonnant en estimant ne pouvoir imposer à Shell un pourcentage de réduction spécifique et a rejeté les revendications de Milieudefensie.
L’affaire Milieudefensie illustre la complexité des litiges climatiques et leur évolution. Les tribunaux se sont lentement familiarisés avec la justiciabilité des questions climatiques et pourraient être plus enclins à considérer qu’elles justifient une intervention judiciaire, en plus d’une action gouvernementale. La Cour d’appel de La Haye a rejeté le moyen préliminaire de Shell selon lequel la lutte contre les changements climatiques « nécessite un équilibrage des intérêts que seul le législateur peut réaliser ». Elle a reconnu un devoir général de diligence envers les citoyens néerlandais, en plus des obligations réglementaires.
Or, la Cour d’appel de La Haye n’a pas matérialisé ce devoir de diligence en fixant un objectif de réduction précis.
En examinant cette question, la Cour d’appel de La Haye a accepté le consensus scientifique selon lequel une réduction nette de 45 % des émissions mondiales est nécessaire d’ici 2030. Cependant, elle a conclu qu’elle ne pouvait déterminer « quelle obligation de réduction précise » s’appliquait à Shell : la norme de réduction de 45 % n’est pas « propre à chaque cas » puisqu’il s’agit d’une « moyenne pour tous les secteurs et tous les endroits du monde » ainsi que pour tous les gaz à effet de serre. Par exemple, la Cour d’appel a indiqué que certaines activités, comme la fourniture de gaz à une entreprise qui utilisait auparavant du charbon, pourraient augmenter les émissions de portée 3 de Shell (soit les émissions indirectes de ses fournisseurs et consommateurs) tout en conduisant à une réduction globale des émissions de CO2.
La Cour d’appel de La Haye a aussi accepté l’argument de Shell selon lequel une telle obligation de réduction serait inefficace pour réduire les émissions mondiales. Essentiellement, Shell a fait valoir qu’elle pourrait atteindre un objectif de réduction de 45 % en réduisant ses activités liées aux combustibles fossiles produits par des tiers, mais que les producteurs continueraient à fournir ces combustibles, et les clients à les utiliser, de sorte que les émissions totales de CO2 ne diminueraient pas réellement. La Cour d’appel a conclu que Milieudefensie n’avait « aucun intérêt » dans sa demande, car l’objectif de réduction recherché serait vain.
Que signifie l’affaire Milieudefensie pour les Canadiens? Comme nous l’avons déjà expliqué, le devoir de diligence reconnu dans l’affaire Milieudefensie repose majoritairement sur le droit néerlandais, et des actions similaires se heurteront à des obstacles majeurs au Canada. Il est toutefois intéressant de considérer l’affaire Milieudefensie parallèlement à l’affaire Mathur v. Ontario, 2024 ONCA 762 (en anglais seulement), une affaire historique récente sur la constitutionnalité de l’objectif et du Plan d’action contre le changement climatique de l’Ontario. Bien que ces causes soient distinctes, l’affaire Mathur reposant sur la responsabilité gouvernementale et non privée, toutes deux examinent comment concrétiser les obligations légales liées aux changements climatiques. Contrairement à l’affaire Milieudefensie, les demandeurs dans l’affaire Mathur ne demandent pas au tribunal d’ordonner la fixation d’un objectif de réduction précis, mais plutôt d’ordonner au gouvernement ontarien d’établir un objectif « fondé sur la science ». La Cour d’appel de l’Ontario a estimé qu’une telle mesure était suffisamment précise et a donné des exemples antérieurs d’administrations publiques du pays ayant été tenues de déterminer elles-mêmes quelles mesures seraient conformes à la Constitution.
Comme mentionné plus haut, les tribunaux sont de plus en plus à l’aise avec la justiciabilité des plaintes climatiques malgré leur énorme complexité. Dans l’affaire Mathur, la Cour d’appel a confirmé la conclusion du juge selon laquelle une intervention judiciaire peut être appropriée, même lorsque les questions sont « complexes, litigieuses et chargées de valeurs sociales ». Cependant, comme le démontre l’affaire Milieudefensie, les tribunaux vont maintenant s’efforcer de donner un contenu précis aux obligations légalement reconnues dans ce contexte.
L’affaire Milieudefensie se poursuit : Milieudefensie a annoncé (en anglais seulement) qu’elle interjetterait appel devant la Cour suprême de La Haye, arguant que la Cour d’appel aurait dû « fixer un pourcentage de réduction précis et mesurable », et que « la manière dont les autres entreprises se comportent » n’est pas pertinente dans cette affaire. La décision de la Cour suprême de La Haye, attendue en 2026, devrait aborder ces questions, exercer une influence déterminante sur la responsabilité climatique des entreprises et renforcer le rôle des litiges dans la lutte contre les changements climatiques.