La nature ayant horreur du vide, les événements politiques de cette semaine ont déjà des répercussions sismiques sur l’état des préparatifs du Canada à l’administration Trump 2.0.
Bien que le statu quo semble se poursuivre pour les affaires gouvernementales pendant la période de prorogation (voir : Prorogation du Parlement | Ressources | Fasken), la démission annoncée du premier ministre et la course à la chefferie du Parti libéral créent des dynamiques politiques et bureaucratiques difficiles qui se corseront probablement au cours des semaines et des mois à venir.
Dans ce contexte, les partis d’opposition fédéraux, les chefs d’entreprise et les premiers ministres provinciaux font de plus en plus cavaliers seuls dans leur préparation face à Trump 2.0. Quant à M. Trump, il semble se réjouir de ce vide politique, terrain fertile pour semer le chaos.
Alex Steinhouse, avocat-conseil au sein du groupe RG&DP, fait le point.
La révolution politique du 6 janvier... 2025
Le premier ministre du Canada a finalement mis fin à la révolte naissante du caucus contre son leadership, avant ce qui s’annonçait comme une réunion acrimonieuse du caucus libéral mercredi dernier (le 8 janvier 2025).
Lorsqu’il a annoncé son intention de démissionner de son poste de chef des libéraux et de premier ministre dès que la personne qui le remplacera aura été choisie dans les mois à venir, Justin Trudeau a clairement indiqué qu’il se concentrerait, jusqu’à la fin de son mandat, sur les relations entre le Canada et les États-Unis.
Même si le Parlement est prorogé jusqu’au 24 mars 2025, le travail du gouvernement se poursuit normalement, en théorie. Le cabinet continue de se réunir, le personnel du premier ministre poursuit son travail et le gouvernement libéral conserve sa capacité à prendre des règlements et à mettre en œuvre des mesures non législatives, telles que l’imposition de tarifs douaniers de rétorsion sur les marchandises américaines.
Le jour même de l’annonce de sa démission, le premier ministre a donc assisté à une réunion du Comité du Cabinet chargé des relations canado-américaines. Selon certaines sources gouvernementales, le comité a discuté de la possibilité de publier bientôt une liste proposant des marchandises américaines qui pourraient faire l’objet de tarifs de rétorsion, avant que le futur président Trump mette à exécution ses menaces de tarifs sur les marchandises canadiennes.
Aucune décision n’a été annoncée à cet égard, mais la liste des marchandises est en cours de finalisation et sera communiquée aux premiers ministres des provinces et des territoires lors de la réunion des dirigeants fédéraux, provinciaux et territoriaux qui se tiendra mercredi prochain (le 15 janvier 2025). La liste proposée qui circule inclurait des produits comme l’acier, le plastique, la céramique, y compris les toilettes et les éviers, la verrerie, les fleurs et même le jus d’orange de la Floride, en clin d’œil à la patrie politique d’adoption du président désigné Trump.
Les conséquences politiques et bureaucratiques de la démission du PM
En pratique, les conséquences des événements de cette semaine sur la façon dont Ottawa se prépare à l’investiture du 20 janvier et à Trump 2.0 sont considérables.
Bien que le premier ministre conserve ses pouvoirs jusqu’à ce que sa démission prenne effet, le voilà devenu ce qu’il a si longtemps essayé d’éviter d’être : un « canard boiteux ».
David McNaughton, ancien ambassadeur du premier ministre Trudeau à Washington, a déclaré à ce sujet (en anglais) : « La réalité, c’est qu’aujourd’hui, lorsqu’un politicien annonce qu’il se retire, son pouvoir et son influence se dissipent presque immédiatement. Nous allons vivre quelques mois d’incertitude... tandis que Trump se sent très sûr de lui ces jours-ci. » Il a ajouté que le premier ministre ne peut plus faire grand-chose pour écarter la menace des tarifs.
Outre l’affaiblissement de la position de négociation du Canada avec les Américains, le statut miné du premier ministre transparaîtra dans l’ensemble du système politique et bureaucratique canadien.
Le premier ministre et son cabinet perdront leur autorité centralisatrice intergouvernementale, tant en ce qui concerne leur capacité à exercer un pouvoir organisationnel en définissant et en gérant l’ordre public que leur capacité à se prononcer sur des intérêts internes concurrents. Les ministres et leur personnel seront invariablement de plus en plus réticents à l’égard des messages centralisés et des politiques proposées, car ils ne craindront pas de répercussions de la part du centre. Les événements politiques récents et les perspectives électorales peu encourageantes ont manifestement plombé le moral du personnel politique du cabinet du premier ministre et des cabinets ministériels.
Pour sa part, la fonction publique, qui se prépare déjà au déclenchement d’élections anticipées et à un possible (ou probable) gouvernement conservateur dirigé par Pierre Poilievre, sera encore moins encline à accélérer la mise en œuvre de mesures qui nécessitent une certaine souplesse dans l’appareil gouvernemental ou qui vont à l’encontre de recommandations ou d’approches de longue date de la fonction publique. D’après certains témoignages, il semblerait que la fonction publique soit de plus en plus en mode « gardien informel », avant l’arrivée d’un nouveau premier ministre ou d’une nouvelle première ministre du Parti libéral, puis d’un gouvernement conservateur apparemment inévitable.
Qu’en est-il des ministres haut placés? Et de la course à la chefferie qui se dessine?
Le Parti libéral a publié ses règles pour la course à la chefferie, qui se déroulera selon un processus accéléré, rigoureux et démocratique, comme le premier ministre Trudeau le souhaite. Les membres du Parti libéral, et pas seulement le caucus et/ou la direction du parti, pourront voter pour le prochain premier ministre ou la prochaine première ministre. La course se terminera le 9 mars, et des frais d’inscription de 350 000 $ seront exigés avant le 23 janvier.
Avec un délai aussi court, il est certain qu’un ou une chef sera en place bien avant la fin de la prorogation du Parlement, le 24 mars. Le prochain premier ministre ou la prochaine première ministre devra faire prêter serment à son cabinet, rédiger un discours du Trône et préparer le Parti libéral à des élections probables au printemps. Il ou elle pourrait également décider de ne pas soumettre son gouvernement à un vote de censure de la Chambre et de plutôt choisir de dissoudre le Parlement en faveur d’élections anticipées convoquées selon sa volonté avant le 24 mars.
Le Parti libéral a également modifié ses règles d’inscription des membres en raison d’inquiétudes concernant une éventuelle ingérence étrangère dans la course. Auparavant, toutes les personnes âgées de plus de 14 ans, y compris les non-citoyens et les résidents non permanents, étaient autorisées à s’inscrire gratuitement comme membres du parti. Pour la course à la chefferie, seules les personnes âgées d’au moins 14 ans, qui sont des résidents permanents, des citoyens ou qui ont le statut d’Indien, qui appuient les objectifs du parti et qui ne sont pas inscrites comme membres d’un autre parti politique pourront être inscrites en tant que membres aux fins du vote.
Toutefois, on ne sait pas encore si les ministres seront autorisés à conserver leurs fonctions s’ils décident de briguer la direction du parti – cette question épineuse reste en suspens. Sous Jean Chrétien, les ministres étaient autorisés à conserver leur rôle tout en faisant campagne. En revanche, lors des dernières courses à la chefferie du Parti conservateur, les « ministres du cabinet fantôme » devaient renoncer à leur rôle d’opposants pendant qu’ils faisaient campagne pour la direction du parti.
Dans l’éventualité où des ministres influents se joindraient à la course à la chefferie, le vide politique ne serait qu’encore plus grand à Ottawa. Soit le gouvernement devra remplacer certains de ses ministres les plus importants pour les relations canado-américaines, soit il risquera de voir ces ministres distraits par les contraintes de temps importantes que demande une course à la chefferie. En outre, les préoccupations relatives aux conflits d’intérêts, et aux conflits d’intérêts perçus, ainsi qu’à l’utilisation des ressources publiques occuperont inévitablement une place prépondérante dans les nouvelles et les spéculations des médias.
Cette réalité a déjà eu un effet sur les plans de certains des ministres les plus influents. Dominic LeBlanc, ministre des Finances et des Affaires intergouvernementales, a indiqué que la réponse canadienne à l’administration Trump 2.0 requiert son « attention pleine et entière » dans le cadre de ses fonctions ministérielles et que, pour cette raison, il ne se portera pas candidat à la course à la direction du parti. Marc Miller, ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, a tenu des propos similaires lors d’une interview à une station de radio montréalaise cette semaine. Le Globe and Mail a aussi confirmé que la ministre des Affaires mondiales Mélanie Joly ne se présentera pas non plus, car elle estime que son devoir est envers le pays et qu’elle doit l’aider à faire face à l’arrivée de l’administration Trump et à la menace de tarifs douaniers massifs sur les marchandises canadiennes.
Nous devrions bientôt en savoir plus sur les candidats à la chefferie.
Jusqu’à présent, l’ancien député Frank Baylis a été le premier à s’engager à se présenter. Chandra Arya, qui est député à l’heure actuelle, a aussi fait connaître son intention de se présenter. Les autres candidats potentiels pour diriger le parti sont : Chrystia Freeland, Mark Carney, François-Philippe Champagne, Anita Anand, Christy Clark, Steven Mackinnon, Karina Gould et Jonathan Wilkinson.
Qu’en pensent les premiers ministres provinciaux et territoriaux et le milieu des affaires?
Face à cette incertitude en matière de leadership, les premiers ministres provinciaux et territoriaux et les chefs d’entreprise font cavaliers seuls, ce qui a visiblement pour effet de compromettre davantage les chances d’avoir une réponse unifiée d’Équipe Canada à l’arrivée de l’administration Trump 2.0. Les premiers ministres se sont rencontrés mercredi, à la demande du premier ministre Ford, pour discuter des répercussions de la prorogation et de la lettre de démission du premier ministre sur la réponse canadienne au président désigné Trump. Le premier ministre Ford a déclaré que les premiers ministres ont confirmé qu’ils se rendraient à Washington pour rencontrer des élus le 12 février prochain.
L’Ontario (avec son « opération Dissuasion ») et l’Alberta ont déjà annoncé qu’ils mettaient à profit leurs propres ressources provinciales en matière de sécurité frontalière pour tenter de répondre aux demandes du président Trump. Les deux premiers ministres ont également effectué une tournée médiatique aux États-Unis.
Le premier ministre Ford a également présenté (en anglais) une proposition de partenariat énergétique revue et améliorée entre le Canada et les États-Unis, qui devrait permettre d’augmenter les exportations d’énergie canadienne vers les États-Unis, d’améliorer le réseau électrique intégré en place avec les Américains et de renforcer la sécurité énergétique, puisque les États-Unis se sont « détachés de la Chine et de ses alliés mondiaux ». Outre la réduction des lourdeurs administratives pour les infrastructures énergétiques transfrontalières telles que les lignes de transport et les pipelines, le plan prévoit des autorisations accélérées pour les nouvelles grandes centrales nucléaires et les petits réacteurs nucléaires modulaires. En tentant clairement d’endosser la responsabilité de capitaine Canada, M. Ford continue d’alimenter les spéculations selon lesquelles il a l’intention de déclencher des élections provinciales en Ontario au début de l’année 2025.
En outre, Goldy Hyder, président et chef de la direction du Conseil canadien des affaires, a affirmé (en anglais) que « le tumulte politique à Ottawa démontre que le Canada manque cruellement de leadership fédéral en gestion de la relation avec l’administration entrante de M. Trump et la menace des tarifs ».
La Chambre de commerce du Canada a exprimé des préoccupations similaires concernant l’instabilité politique à Ottawa : « Le Canada ne peut pas se permettre l’inaction avec autant d’enjeux importants. L’unité est essentielle : les dirigeants politiques, les entreprises et les communautés doivent travailler ensemble pour saisir nos opportunités communes. Le prochain premier ministre du Canada devra agir rapidement et se concentrer sur le renforcement des relations commerciales entre le Canada et les États-Unis. »
L’homme d’affaires canadien (et résident américain) Kevin O’Leary a récemment rencontré le président désigné Trump et l’a informé (article en anglais) que c’était une « perte de temps totale » de prendre la peine de discuter ou de négocier avec le gouvernement libéral actuel à ce stade de son mandat.
Enfin, les trois principaux partis d’opposition fédéraux continuent de réclamer la tenue d’élections dès que possible et façonnent leur propre réponse à l’administration Trump 2.0.
Par exemple, le chef conservateur Pierre Poilievre a tenu jeudi sa première conférence de presse de 2025 durant laquelle il a réitéré la demande des conservateurs pour une élection immédiate fondée sur la taxe carbone. M. Poilievre a également déclaré que son futur gouvernement se tiendra debout et énoncera clairement que le Canada est un pays souverain et indépendant qui protégera son intégrité en tant que nation par la force.
Il a également demandé (en anglais) au gouvernement fédéral de faire comprendre aux alliés économiques des États-Unis que des tarifs auraient des répercussions sur eux aussi : « Nous devons donner la priorité au Canada en nous associant à des alliés économiques américains sur le terrain qui feront pression pour que Washington prenne les bonnes décisions, a-t-il lancé. Nous devons nous adresser aux constructeurs de maisons américains et leur dire que nous pouvons les aider à construire des maisons plus abordables si leur gouvernement cesse d’imposer des tarifs sur notre bois d’œuvre. »
M. Poilievre a confirmé qu’il n’assisterait pas à l’investiture présidentielle, mais certaines sources proches pensent que le député conservateur Jamil Jivani, qui est un ami proche du futur vice-président, J.D. Vance, sera présent.
Le président Trump et le 51e État?
Le président désigné Trump a apparemment pris un certain plaisir à profiter du vide politique. Dernièrement, parmi ses nombreuses réflexions sur le Canada, il a déclaré qu’il envisagerait d’utiliser la « force économique » pour rattacher le Canada aux États-Unis et d’« éliminer la frontière artificiellement tracée » entre nos deux pays, afin de mieux assurer la sécurité nationale.
M. Trump a ensuite soutenu que les États-Unis n’avaient nullement besoin de « ce que le Canada a » (articles en anglais), en citant notamment le bois d’œuvre, les produits laitiers et les automobiles, et a exprimé sa frustration face à ce qu’il considère, à tort, comme une « subvention » de 200 milliards de dollars américains à l’économie canadienne, c’est-à-dire un déséquilibre commercial. Le président désigné semble avoir oublié de mentionner les 130,3 milliards de dollars de pétrole brut ou les 36,6 milliards de dollars d’autres produits pétroliers que le Canada envoie chaque année vers le sud.
Même si M. Trump n’est pas allé jusqu’à menacer d’annexer militairement le Canada, comme il l’a fait à propos du Groenland danois ou du canal de Panama, le Canada a répondu avec fermeté (article en anglais) en rejetant l’idée et en montrant clairement qu’il prenait ces menaces au sérieux.
Le premier ministre Trudeau a écrit que « jamais, au grand jamais » le Canada ne se joindra aux États-Unis, tandis que le ministre LeBlanc a fait savoir (en anglais) que le temps de ces « plaisanteries » était révolu : « Le président et ses alliés continuent de répéter ça – nous savons que ça ne mènera nulle part – mais le fait qu’il le répète n’est pas très constructif. »
En marge de sa présence aux funérailles de l’ancien président Carter, M. Trudeau a accordé une interview à Jake Tapper, du réseau CNN, dans laquelle il a défendu le Canada contre les menaces de M. Trump. Il a fait notamment remarquer que M. Trump est un négociateur très habile, qui distrait en quelque sorte les gens avec la conversation sur l’annexion du Canada comme 51ᵉ État afin de détourner leur attention des répercussions considérables que les tarifs auront sur les Américains. M. Trudeau sera aussi à l’émission de Jen Psaki sur MSNBC, dimanche matin.
Sur une note tout aussi inquiétante, M. Trump a commencé à se concentrer sur un autre sujet : il veut que les membres de l’OTAN consacrent l’équivalent d’au moins 5 % de leur PIB à leurs dépenses militaires s’ils souhaitaient continuer à recevoir du soutien américain en matière de défense. Aucun pays de l’OTAN ne dépense autant, y compris les États-Unis, qui consacrent 3,4 % de leur PIB à leur budget de défense (la Pologne est l’exception du groupe, avec 4,14 % et un objectif de 4,7 % cette année). Pour sa part, le Canada peine à atteindre son nouvel objectif de dépenses de 2 % de son PIB d’ici 2032.
À quelques jours de l’investiture présidentielle, la réponse unifiée du Canada à l’administration Trump 2.0 semble de plus en plus battre de l’aile. Chose certaine, de récents sondages (article en anglais) démontrent que les Canadiens s’attendent à ce qu’Ottawa et les provinces travaillent ensemble, comme une seule « équipe ». Nous verrons dans les prochaines semaines s’il est possible de (re)donner un nouveau souffle à Équipe Canada pour gérer les relations de plus en plus tendues entre le Canada et les États-Unis.
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