Aperçu
Une contradiction semble exister entre les articles 439(3) et 450 de la Loi sur les sociétés par actions (« LSAQ»). En effet, la première disposition prévoit que le tribunal a le pouvoir d’autoriser « toute personne qui a l’intérêt requis pour présenter une demande [action oblique ou en redressement pour abus ou iniquité] », alors que la deuxième limite expressément ces recours aux « détenteurs de valeurs mobilières, administrateurs, dirigeants et actionnaires ».
Dans l’arrêt Abandonato rendu à l’automne 2022[1], la Cour d’appel enseigne toutefois que le pouvoir discrétionnaire du juge d’instance, fondé sur l’article 439(3) LSAQ, prévaut et qu’il permet d’élargir les limites de l’article 450 LSAQ, notamment aux personnes qui, sans en être actionnaire ni administrateur, sont « suffisamment à l’intérieur » de la société. Dans cette affaire, la Cour d’appel avait néanmoins conclu que les appelants avaient adopté une structure qui les gardait plutôt à « l’extérieur » de la société[2].
Le jugement Harvey de la Cour supérieure du Québec, rendu en janvier 2023 par l’honorable Nicole Tremblay, j.c.s.[3], est la première affaire dans laquelle une personne se voit reconnaitre l’intérêt requis pour soumettre une demande en redressement pour abus ou iniquité au motif qu’elle est « suffisamment à l’intérieur » de la société, en application des principes énoncés dans l’arrêt Abandonato. Voyons ce qu’il en est.
Contexte factuel
Le demandeur Harvey (« Harvey ») et le défendeur Bergeron (« Bergeron ») (collectivement les « Parties ») sont deux hommes d’affaires ayant mis en commun des immeubles que chacun possédait personnellement ou par l’entremise de leurs sociétés, et ce, dans le but d’offrir en vente une plus grande superficie en prévision d’éventuels développements commerciaux, institutionnels ou résidentiels.
Ce partenariat se concrétise par la constitution d’une société par actions en vertu de la LSAQ. Les Parties ont convenu que Bergeron serait l’unique actionnaire et administrateur de la société. Cette dernière ne possédant initialement aucun avoir, les Parties y investissent certaines sommes et lui cèdent des immeubles leur appartenant.
Dans la conduite des affaires de la société, Bergeron considère Harvey comme étant son coactionnaire et se comporte en conséquence. Le litige prend naissance lorsqu’Harvey apprend que Bergeron, usant de son statut d’unique actionnaire et administrateur, tente de vendre, à son insu, des terrains appartenant à la société.
Analyse du Tribunal
Après avoir rejeté les prétentions d’Harvey voulant (i) qu’une option de souscription d’actions lui permettrait de se qualifier à titre d’actionnaire et (ii) que le fait de s’être présenté auprès de tiers comme administrateur de la société lui permettrait de se qualifier à ce titre[4], le Tribunal conclut qu’Harvey a tout de même l’intérêt requis pour présenter sa demande en redressement pour abus ou iniquité.
Pour ce faire, le Tribunal s’appuie sur les enseignements de l’Arrêt Abandonato, soulignant qu’il possède la discrétion voulue pour déterminer qui peut se prévaloir de ce recours. Ainsi, le Tribunal est d’avis qu’en favorisant une interprétation large et libérale de l’article 439(3) LSAQ, les faits suivants militent en faveur de la qualification d’Harvey à ce titre, puisqu’il est « suffisamment à l’intérieur » de la société :
- les Parties se consultaient mutuellement pour chacune des démarches initiées relatives à la société;
- Harvey a vendu des immeubles qu’il détenait à la société, laquelle lui doit toujours des sommes en balance de prix de vente; et
- Harvey a injecté certaines sommes d’argent dans la société, lesquelles sont reconnues en partie par Bergeron.[5]
Conclusion
Le jugement Harvey n’ayant pas été porté en appel, celui-ci représente véritablement un premier cas d’application de ce que l’on pourrait appeler le critère de la personne « suffisamment à l’intérieur » de la société. Il sera pertinent de suivre les limites qui seront imposées à ce critère par les tribunaux, bien que celui-ci dépende directement des faits propres à chaque affaire.
Somme toute, il importe de rappeler que des mécanismes adéquats peuvent être mis en place afin d’éviter de se retrouver dans de telles situations ambiguës[6]. Nous ne pouvons donc qu’insister sur l’importance d’être adéquatement conseillé lors de toute relation d’affaires.
[1] Abandonato c. Corporation Steckmar, 2022 QCCA 1405 (« l’arrêt Abandonato »).
[2] Dans cette affaire, la Cour d’appel a statué que les parties ont choisi de détenir les projets par le biais d’un prête‑nom plutôt que de les détenir directement ou dans une société dont ils étaient actionnaires. Par conséquent, elles ne peuvent prétendre être suffisamment à l'intérieur des sociétés alors qu’elles ont adopté une structure qui les garde à l’extérieur. Voir notamment les paragraphes 131-132.
[3] Harvey c. Bergeron, 2023 QCCS 47 (la « jugement Harvey »).
[4] Idid, paragraphes 27-47.
[5] Ibid, paragraphe 55.
[6] Pensons notamment à la signature d’une convention entre actionnaires et à la déclaration de mise à jour annuelle au Registraire des entreprises.