Introduction
Le 7 mars 2023, la Cour supérieure du Québec (la « Cour »), sous la présidence de l’honorable Lukasz Granosik, j.c.s, a rendu jugement dans une affaire opposant Sommet Prestige Canada inc. et Propriétés Sommet Prestige inc. (collectivement, les « Demanderesses ») à la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville (la « Ville »). La décision rendue par la Cour est d’une importance capitale en matière d’expropriation déguisée et s’inscrit dans un courant jurisprudentiel de plus en plus favorable aux parties expropriées. En effet, la Cour a tranché en faveur des Demanderesses en reconnaissant qu’elles ont le droit d’obtenir une indemnité en raison de l’expropriation déguisée effectuée par la Ville, tout en réitérant au passage des principes clés en matière d’expropriation déguisée. Le montant final de l’indemnité d’expropriation d’environ 15 000 000 $ qui est réclamée par les Demanderesses devra être tranché dans le cadre d’une audition ultérieure, le cas échéant.
Les faits et les prétentions des parties
Les Demanderesses sont propriétaires d’un lot boisé surnommé « le boisé des Hirondelles » contigu au parc national du Mont-Saint-Bruno depuis le 28 mars 2006 (le « Boisé »). Elles avaient fait l’acquisition du Boisé, bénéficiant d’un zonage résidentiel à l’époque, dans le but d’y réaliser un projet de développement de maisons unifamiliales. Par ailleurs, les Demanderesses avaient fait les vérifications nécessaires afin de s’assurer de pouvoir procéder à la subdivision du Boisé en lots pour y ériger une trentaine de maisons.
À la suite de plusieurs années de collaboration avec la Ville dans le but de réaliser leur projet, ainsi qu’à la suite d’une multitude d’études, de rencontres et d’investissements, les Demanderesses ont déposé un plan de lotissement pour le Boisé le 12 décembre 2011. Un tel projet devait notamment prendre en considération les enjeux environnementaux inhérents au parc national du Mont-Saint-Bruno.
Or, suite au dépôt du plan de lotissement, la Ville a modifié la règlementation municipale en considération du projet de développement des Demanderesses. La Ville a ainsi donné son approbation pour le projet, sous réserve de l’obtention d’un certificat d’autorisation en vertu de l’article 32 de la Loi sur la qualité de l’environnement (le « Certificat »). Certaines autorisations municipales devaient également être obtenues avant que le projet de développement puisse aller de l’avant.
Un changement de garde dans le milieu politique de la Ville a cependant eu pour effet de retarder la réalisation du projet immobilier des Demanderesses, alors qu’un nouveau maire et un nouveau parti politique ont été portés au pouvoir le 3 novembre 2013 en promettant de ne pas autoriser le développement résidentiel dans le Boisé. La preuve a clairement révélé que la nouvelle administration politique de la Ville s’opposait au projet des Demanderesses. Ainsi, les années passèrent sans que les Demanderesses obtiennent le Certificat auprès du ministère de l’environnement provincial et les autres permis nécessaires auprès de la Ville.
Le 4 décembre 2017, la Ville a officiellement identifié le Boisé comme étant un milieu naturel protégé et par l’entremise de nouvelles dispositions à ses règlements de zonage, a entrepris d’imposer des normes restrictives d'abattage d’arbres empêchant la réalisation du projet immobilier résidentiel méticuleusement planifié par les Demanderesses depuis plusieurs années, et selon elles, toute possibilité de développement dans le Boisé.
Conséquemment, en 2018, les Demanderesses ont entrepris des procédures judiciaires afin de contester la validité des règlements de zonage adoptés par la Ville, et à défaut d’en obtenir la nullité, elles requéraient une indemnité d’expropriation de plus de 15 000 000 $ alléguant une situation d’expropriation déguisée en violation de l’article 952 C.c.Q. À l’audience, la conclusion principale recherchée par les Demanderesses fut plutôt l’indemnisation en raison de l’expropriation déguisée et, uniquement en cas de rejet de cette demande d’indemnité par la Cour, la nullité des règlements de zonage adoptés par la Ville.
Au soutien de ses prétentions, la Ville énonce que les règlements de zonage adoptés ne constituent pas une expropriation déguisée. Elle estime qu’à la suite des élections municipales, elle avait parfaitement le droit de changer ses normes règlementaires afin de protéger la nature et les espèces protégées se retrouvant dans le Boisé. Elle allègue d’ailleurs que l’article 113(16) de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme prévoit un régime de non-indemnisation dans les cas où la règlementation adoptée vise des objectifs de protection de l’environnement, et ce, même dans un cas d’expropriation déguisée où la règlementation empêche toute utilisation raisonnable d’une propriété privée. En outre, la Ville invoque que la demande en nullité n’a pas été introduite dans un délai raisonnable, faisant en sorte que la Cour devrait rejeter cette demande sans en examiner le mérite.
Le dispositif
En premier lieu, la Cour aborde la question du délai raisonnable pour intenter un pourvoi en contrôle judiciaire contestant la validité des dispositions règlementaires adoptées par la Ville. Après avoir conclu que le délai raisonnable était désormais échu et que les conclusions en nullité recherchées par les Demanderesses à cet effet devaient être rejetées, la Cour s’est penchée sur le choix et la portée des recours s’offrant à la partie expropriée en droit de l’expropriation déguisée québécois.
Recours possibles en matière d’expropriation déguisée : deux choix alternatifs
Bien que la conclusion recherchée par les Demanderesses quant à la validité des dispositions des règlements de zonage soit irrecevable, le débat concernant l’expropriation déguisée se poursuit en vertu de la demande principale réclamant une indemnité. En effet, la Cour se penche ensuite sur le principe voulant que les deux recours possibles en matière d’expropriation déguisée, soit le recours en nullité et le recours en indemnisation, soient alternatifs et non subordonnés. Le choix appartient alors à la partie expropriée et non à la municipalité expropriante.
La position de la Ville à cet effet était que l’expropriation déguisée implique nécessairement de déterminer la validité des actes normatifs attaqués, faisant en sorte que les Demanderesses n’avaient ainsi aucun choix entre les deux recours. Elle plaide que les principes en droit public stipulent qu’il faut d’abord traiter de la nullité du règlement contesté pour ensuite trancher sur les effets du règlement. Or, la Cour, après avoir entendu les parties, retient plutôt la position des Demanderesses : le recours en nullité et le recours en indemnisation sont alternatifs. Ainsi, les Demanderesses peuvent choisir de contester directement la validité des règlements déclencheurs d’une situation d’expropriation déguisée, ou encore demander une indemnité.
En effectuant un survol de la jurisprudence, le juge Granosik s’appuie notamment sur l’arrêt Canada (Procureur général) c. TeleZone inc.[1] de la Cour suprême pour retenir la position des Demanderesses, où il a été confirmé le principe selon lequel une partie peut choisir de réclamer des dommages-intérêts sans avoir à contester la validité de la norme à l’origine du préjudice au préalable. Ce principe a d’ailleurs été appliqué intégralement dans un récent arrêt fort important en matière d’expropriation déguisée, soit l’arrêt Dupras c. Ville de Mascouche[2], qui précise que l’expropriation déguisée ne dépend pas de la validité de l’acte administratif ou normatif en étant la cause. Dans la mesure où des règlements valides et conformes au pouvoir habilitant de la municipalité peuvent être source d’expropriation déguisée, il serait illogique de forcer une personne privée de toute utilisation raisonnable de son bien de contester ces règlements avant de pouvoir exiger une indemnité.
La demande en nullité : non-respect du délai raisonnable
L’article 529 C.p.c. prévoit que le pourvoi en contrôle judiciaire doit être introduit dans un délai raisonnable à partir de l’acte ou du fait qui lui donne ouverture. Lorsque l’adoption d’un règlement par un conseil municipal est le fait qui donne ouverture à un pourvoi en contrôle judiciaire, le délai dépendra de la cause de la demande en nullité.
En l’espèce, les Demanderesses n’invoquent pas l’absence ou l’excès de compétence de la défenderesse comme cause de nullité des règlements en litige. De ce fait, la notion de délai raisonnable doit être appliquée[3]. La règle générale est qu’un délai de 30 jours depuis l’adoption de l’acte attaqué est entendu comme raisonnable[4]. Cela dit, il s’est écoulé plus de 7 mois pour certaines dispositions des règlements de zonage et plus de 11 mois pour d’autres depuis leur adoption par la Ville avant que les Demanderesses introduisent le pourvoi contestant leur validité. Au surplus, la Cour rappelle que les Demanderesses étaient au courant de l’adoption des dispositions contestées des règlements de zonage puisqu’elles suivaient de près les changements liés au zonage de la Ville.
En principe, si le délai usuel de 30 jours pour intenter un pourvoi en contrôle judiciaire n’a pas été respecté, la partie demanderesse a le fardeau de justifier le délai supplémentaire en alléguant les faits et circonstances ayant retardés le dépôt de la demande[5]. Dans le cadre des procédures, les Demanderesses n’ont allégué aucun fait et apporté aucune preuve motivant les délais de sept et onze mois entre l’adoption des dispositions contestées et l’introduction de sa demande de pourvoi en contrôle judiciaire. La Cour conclut alors que le pourvoi visant la contestation de la validité des règlements adoptés par la Ville est irrecevable puisqu’il n'a pas été introduit dans un délai raisonnable suivant l’article 529 C.c.Q.
Détermination de l’expropriation déguisée
Le recours des Demanderesses en vertu duquel elles cherchent à être indemnisées pour l’expropriation déguisée dont elles sont victimes est basé sur l’article 952 C.c.Q. reproduit ci-après :
« 952. Le propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est par voie d'expropriation faite suivant la loi pour une cause d'utilité publique et moyennant un juste et préalable indemnité ».
En l’espèce, la Cour réitère les enseignements de la Cour d’appel dans l’arrêt Dupras c. Ville de Mascouche précité à l’effet qu’une situation d’expropriation déguisée a lieu lorsqu’un acte « qui a pour effet de déposséder un particulier ou une entreprise d’un bien ou d’enlever pratiquement toute possibilité d’usage »[6] de ce bien est commis par l’État. Qui plus est, la Cour rappelle en l’espèce que la mauvaise foi de la Ville ou la faute de cette dernière n’ont pas à être démontrées afin de pouvoir conclure à une expropriation déguisée. En effet, le recours en indemnisation basé sur l’article 952 C.c.Q est un recours fondé sur un régime de responsabilité sans faute.
En l’occurrence, le test à appliquer afin de déterminer l’absence ou la présence d’une situation d’expropriation déguisée est d’analyser si les règlements de zonage adoptés par l’État suppriment toute utilisation raisonnable de l’immeuble, en l’occurrence le Boisé[7]. Dans l’affirmative, il y a expropriation déguisée. En l’espèce, la Cour conclut que les dispositions règlementaires visant notamment l’abattage d’arbres étaient restrictives au point d’empêcher « non seulement tout développement, mais toute utilisation raisonnable de cet immeuble »[8].
La Ville prétend toutefois que ses règlements de zonage n’empêchent pas toute utilisation raisonnable du Boisé. Par exemple, la Ville est d’avis que les Demanderesses pourraient utiliser le Boisé pour y développer une piste cyclable, un sentier piétonnier, un parc ou un jardin. La Cour rejette cet argument en précisant que les usages et activités permises sous la règlementation de la Ville ne peuvent constituer des « utilisations raisonnables » du Boisé se trouvant dans une zone résidentielle. Ainsi, la Cour conclut que les critères du recours en expropriation déguisée sont satisfaits en l’espèce.
Finalement, la Ville plaide en dernier moyen de défense que l’article 113(16) de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme permet de restreindre et prohiber les usages d’un terrain sans indemniser le propriétaire dans des cas d’intérêt public et de protection de l’environnement. Selon la Ville, cet article permettrait d’avaliser l’argument qu’aucun droit à l’indemnisation n’existe pour les Demanderesses, puisque cette expropriation déguisée découle de mesures de protection environnementales. Cependant, la Cour rejette cet argument en réitérant que le droit de propriété constitue un droit fondamental protégé par la Charte des droits et libertés de la personne[9], et qu’à moins qu’un texte de loi ne vienne outrepasser explicitement l’article 952 C.c.Q., les villes et les municipalités du Québec ont l’obligation de verser une indemnité au propriétaire en cas d’expropriation déguisée.
Somme toute, et à la suite d’une analyse des récents arrêts Dupras et Annapolis, la Cour a conclu que les règlements de zonage adoptés par la Ville ont pour effet d’exproprier les Demanderesses et que celles-ci étaient en droit de réclamer une indemnité, ayant été privées de tout usage raisonnable pour le Boisé.
Les points saillants
À la lumière de la jurisprudence récente et constante en droit québécois, la Cour a rappelé le principe selon lequel de priver une partie de toute utilisation raisonnable de son bien constitue une situation d’expropriation déguisée.
De plus, la Cour en profite en l’espèce pour réitérer qu’il existe deux recours possibles afin de pallier à une expropriation déguisée. D’une part, le recours en nullité permet de faire déclarer invalide ou inopérant à son égard les actes normatifs restrictifs. D’autre part, le recours en indemnisation peut être l’avenue envisagée par une partie suite à une situation d’expropriation déguisée. La Cour confirme par cette décision que le premier recours n’est pas subordonné à l’autre et que ce sont deux recours alternatifs.
La Cour applique également les principes établis dans l’arrêt Dupras selon lesquels la Cour doit, pour conclure à une expropriation déguisée, analyser les effets de la règlementation attaquée et se demander si elle empêche toute utilisation raisonnable de l’immeuble. La Cour évoque notamment que la doctrine de l’expropriation déguisée étant un régime sans faute, il n’est pas pertinent de s’attarder au comportement fautif ou non de la Ville ni à sa bonne ou sa mauvaise foi pour conclure à une expropriation déguisée.
Finalement, la Cour se prononce sur le pouvoir habilitant énoncé à l’article 113 (16) de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, confirmant que cette disposition ne vaut pas autorisation pour les villes et les municipalités du Québec d’exproprier des propriétaires fonciers sans le paiement d’une juste et préalable indemnité. Ce point de droit est d’autant plus important en l’espèce puisqu’il cimente la position des tribunaux québécois sur le droit à l’indemnité des propriétaires expropriés et confirme le caractère fondamental du droit à la propriété consacré par la Charte des droits et libertés. D’ailleurs, seule une habilitation législative expresse et non équivoque permettrait d’écarter le régime d’indemnisation prévu à l’article 952 C.c.Q.
Soulignons que la Ville a annoncé le 21 mars 2023 dernier son intention d’en appeler de la décision rendue par le juge Granosik. Il sera intéressant de suivre les développements futurs dans ce dossier, qui pourrait jouer un rôle capital dans le droit de l’expropriation déguisée au Québec pour les années à venir. Certains médias auraient également rapportés que le gouvernement actuel cherche à modifier certaines lois pour retirer l’obligation des municipalités d’indemniser les victimes d’expropriations déguisées, ou encore pour réduire carrément la valeur des indemnités en matière d’expropriation. Nous suivrons de près les projets de loi sur ce sujet et vous en tiendrons informés.
[1] Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62.
[2] Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350.
[3] Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc., 2018 CSC 35.
[4] Sommet Prestige Canada inc. c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville, 2023 QCCS 676, par. 34.
[5] Mallat c. Autorité des marchés financiers de France, 2021 QCCA 1102, par. 60.
[6] Dupras c. Ville de Mascouche, préc. note 2, par. 27; Ressources Strateco inc. c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 18, par. 113.
[7] Annapolis Group inc. c. Municipalité régionale d'Halifax, 2022 CSC 36; Sommet Prestige Canada inc. c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville, préc. note 4, par. 61.
[8] Sommet Prestige Canada inc. c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville, préc. note 4, par. 72.
[9] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, C-12, art. 6.