Les 5 et 6 juin 2023, la Securities and Exchange Commission (« SEC») des États-Unis a intenté des actions consécutives contre Binance et Coinbase, deux des plus grandes plateformes d’échange de cryptomonnaies au monde[1], ce que les médias ont qualifié de « combinaison gauche-droite » contre le secteur des cryptomonnaies dans son ensemble[2].
Dans ces plaintes, la SEC reproche essentiellement à Binance et à Coinbase d’avoir offert des services, y compris à titre de courtier, sur le marché des valeurs mobilières, de bourse de valeurs et de chambre de compensation, sans être inscrites auprès de la SEC. Si la SEC obtient gain de cause, ces décisions permettront de définir la législation applicable aux services liés aux cryptomonnaies en les qualifiant de services en valeurs mobilières et relevant de la compétence des autorités en valeurs mobilières. En outre, ces affaires pourraient avoir des répercussions au Canada en enhardissant les organismes de réglementation et en clarifiant la législation relative à la qualification de certains cryptoactifs en tant que valeurs mobilières.
Contexte
Les plaintes contre Binance et Coinbase s’inscrivent dans la volonté de la SEC d’inclure les cryptomonnaies comme titres financiers entrant dans le giron de la SEC. Depuis 2019, cette dernière a intenté des actions contre plusieurs sociétés de cryptomonnaies de renom, notamment Kik Interactive et Ripple Labs, affirmant que leurs produits et services constituent des « valeurs mobilières » et, qu’en conséquence, elles devraient être assujetties au pouvoir réglementaire de la SEC[3]. Le 21 octobre 2020, la Cour de district des États-Unis pour le district Sud de New York a condamné Kik Interactive à une amende de 5 millions de dollars américains[4]; la poursuite engagée contre Ripple Labs était encore en cours en juin 2023[5].
Les efforts de la SEC semblent s’être intensifiés au cours des derniers mois. Rappelons qu’en février 2023, la SEC avait également accusé Payward Ventures, Inc. et Payward Trading Ltd. (connues sous le nom de « Kraken») d’avoir omis d’inscrire leurs services de « jalonnement » (staking) auprès de la SEC. Kraken avait finalement conclu un règlement à l’amiable avec la SEC, en acceptant de payer 30 millions de dollars américains et de cesser immédiatement d’offrir ou de vendre des cryptoactifs par la voie de services de jalonnement[6].
Plainte contre les entités de Binance
La SEC a déposé 13 chefs d’accusation contre deux entités de Binance – soit, Binance Holdings Ltd, la société qui exploite Binance.com, la plus importante plateforme d’échange de cryptomonnaies au monde, et une filiale américaine de Binance, BAM Trading Services Inc., qui exploite la plateforme d’échange spécifiquement pour les clients américains (« Binance.US», et collectivement avec Binance.com, « Binance »), ainsi que contre Changpeng Zhao, le fondateur de Binance[7].
Dans sa plainte, la SEC allègue que les cryptomonnaies offertes par Binance constituent des valeurs mobilières au sens attribué au terme « securities » par la législation fédérale américaine régissant les valeurs mobilières et, qu’en conséquence, Binance aurait dû s’inscrire auprès de la SEC en tant que bourse, courtier et chambre de compensation de valeurs mobilières. Entre autres, elle accuse Binance : 1) de ne pas s’être inscrite en tant que bourse nationale de valeurs mobilières, courtier et chambre de compensation; et 2) d’avoir réalisé des placements de titres non inscrits à l’égard de ses produits de cryptomonnaie (par exemple, BNB, BUSD, Simple Earn et BNB Vault) et de ses services de jalonnement. Par ailleurs, la SEC porte les mêmes accusations à l’encontre de Changpeng Zhao personnellement.
De plus, la SEC allègue dans sa plainte que Binance et Zhao ont sciemment utilisé la plateforme d’échange internationale Binance.com pour contourner la réglementation américaine sur les produits dérivés. Elle soutient que Binance.US avait un lien de dépendance avec Zhao et Binance, et que ces derniers ont utilisé leur contrôle sur la filiale américaine afin de permettre à des [traduction] « clients américains importants » de réaliser des opérations sur la plateforme Binance.com, tout en prétendant publiquement que les clients américains n’étaient pas autorisés à utiliser la plateforme. Comme l’a ouvertement admis un jour le responsable de la conformité de Binance dans un message adressé à un collègue, [traduction] « [n]ous fonctionnons comme une ptain de bourse de valeurs sans licence aux États-Unis, mon pote[sic] ». En outre, la SEC affirme que Zhao et Binance ont exercé un contrôle sur les actifs des clients afin de les mélanger ou de les détourner et, en fin de compte, d’induire les investisseurs en erreur.
Binance a répondu le jour même dans un communiqué de presse[8], critiquant la SEC pour son incapacité à [traduction] « avoir des échanges productifs » et à fournir « la clarté et les conseils dont le secteur des actifs numériques a tant besoin ». La société a également reproché à la SEC d’avoir privilégié « l’application et le contentieux » à la consultation et d’avoir « unilatéralement étiqueté certains jetons et services comme des valeurs mobilières ». Binance a prévenu que les plaintes de la SEC pourraient compromettre le statut de « centre mondial de l’innovation et du leadership financiers » des États-Unis et conclu son communiqué en s’engageant à « défendre cette technologie importante contre des poursuites malavisées ».
Cette affaire continue d’évoluer rapidement. Le 8 juin dernier, Binance.US a suspendu les dépôts en dollars et a averti qu’elle pourrait également interrompre les retraits[9]. À l’issue d’une audience qui s’est tenue le mardi 13 juin, la juge Amy Berman Jackson de la Cour du District de Columbia a refusé d’accorder l’ordonnance prévoyant un gel complet des actifs demandée par la SEC et a enjoint aux deux parties de négocier dans un délai fixé au jeudi suivant[10]. Lors de l’audience, la juge a qualifié de « lourde et inefficace » l’utilisation par la SEC de ses pouvoirs d’application de la loi pour réglementer les cryptomonnaies[11]. Le 17 juin, les parties sont finalement arrivées à un compromis[12] afin d’éviter un gel total des actifs, tout en veillant à ce que les actifs des clients américains sur la plateforme demeurent aux États-Unis et ne soient accessibles qu’aux employés américains de Binance.
Plainte contre Coinbase
La plainte de la SEC contre Coinbase ressemble en grande partie à celle contre Binance. Elle vise deux entités opérationnelles de Coinbase : Coinbase Inc. (« Coinbase ») et Coinbase Global Inc. (« CGI »)[13]. La SEC allègue que Coinbase a exercé ses activités en qualité de bourse de valeurs, de courtier et de chambre de compensation sans être inscrite, privant les investisseurs des protections importantes offertes par les obligations de présentation d’information imposées par le régulateur américain.
En outre, la SEC affirme que Coinbase a offert au public des valeurs mobilières non inscrites par la voie de son programme de jalonnement. Il est intéressant de noter qu’en février 2023, au moment où la SEC a porté les mêmes accusations contre Kraken, Coinbase a commenté ce point précis en appliquant elle-même le critère établi par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire SEC v. W.J. Howey Co. (1946) (le « test de Howey ») pour soutenir que les produits de jalonnement ne devraient pas être qualifiés de valeurs mobilières[14]. La SEC avait réagi par un avis dit « Wells Notice », informant Coinbase de l’éventualité d’une action à venir portant sur ses services de jalonnement[15] – avis auquel la SEC a donné suite avec sa plainte du 6 juin 2023. Coinbase a reproché à la SEC, qui avait autorisé son prospectus en 2021, son approche contradictoire. Coinbase affirme que son équipe a rencontré la SEC [traduction] « à plus de 30 reprises en neuf mois » pour explorer les moyens d’inscrire certaines parties de ses activités auprès de l’autorité de réglementation, mais que celle-ci a ensuite unilatéralement opté pour l’application de la loi. À la suite de la plainte du 6 juin, Coinbase, par l’entremise de Brian Armstrong, fondateur et directeur de la plateforme, a ouvertement critiqué la SEC de ne pas avoir présenté « des règles du jeu claires » et s’est félicité de l’occasion « d’obtenir enfin un peu de clarté sur les règles relatives aux cryptomonnaies »[16].
Répercussions au Canada
Contrairement à la SEC, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (« ACVM ») ont adopté une approche progressive de la réglementation des cryptomonnaies, en mettant en place un régime d’inscription propre aux bourses de cryptomonnaies. Elles ont notamment collaboré avec des cabinets d’avocats et d’autres parties prenantes afin de formuler des lignes directrices sur la question de la qualification de certains jetons en tant que valeurs mobilières, avec souplesse et au cas par cas. Les ACVM pourraient, par exemple, examiner des jetons en particulier et décider de publier un « avis sans préjudice », ou même de communiquer la position de leur équipe de manière plus informelle, au besoin.
Bien que certains acteurs du secteur financier pourraient contester la compétence des autorités en valeurs mobilières sur les cryptomonnaies, ces lignes directrices ont permis à tous les intervenants de bénéficier de plus de clarté sur la portée des exigences réglementaires relatives aux cryptomonnaies. À cet égard, les autorités canadiennes ont tracé leur propre voie, indépendamment de leurs homologues américains. Les plaintes de la SEC contre Binance et Coinbase pourraient néanmoins avoir des répercussions importantes sur le secteur canadien des cryptomonnaies.
Les plaintes récemment déposées contre les géants du secteur pourraient inciter les autorités canadiennes en valeurs mobilières à adopter une position plus ferme dans les mois à venir. Par ailleurs, le 30 mai 2023, le groupe consultatif des investisseurs de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (« CVMO ») a publié son rapport annuel, lequel préconise un renforcement de la surveillance et de l’application des lois dans le secteur des cryptomonnaies[17]. Parallèlement, la CVMO a déposé une ordonnance d’enquête générale à l’encontre de Binance le 25 mai 2023[18]. Les ACVM pourraient donc raffermir leurs positions à la lumière des décisions des tribunaux américains.
Ceci étant dit, ces décisions pourraient également apporter des éclaircissements sur le seuil de qualification qui doit être retenue à l’égard d’un cryptoactif pour être considéré comme une « valeur mobilière ». Dans ses deux plaintes, la SEC avance que les services de staking constituent des valeurs mobilières, une analyse que Coinbase conteste formellement. Les autorités canadiennes n’ont pas donné de réponse définitive à la question de savoir si les services de jalonnement doivent être qualifiés de valeurs mobilières, mais la CVMO a inclus ces services dans son champ de compétence réglementaire en exigeant des déposants qu’ils obtiennent le consentement de la CVMO avant d’offrir de tels services[19]. Conformément à cette approche, les ACVM ont autorisé des sociétés telles que Wealthsimple et Bitbuy à proposer un système de jalonnement à leurs utilisateurs à l’automne 2022. Cependant, à la suite de l’action de la SEC contre Kraken et de l’effondrement de FTX[20], les ACVM ont mis sur pause les approbations accordées aux sociétés offrant des services de jalonnement. Si les tribunaux américains donnent gain de cause à la SEC dans les actions contre Binance et Coinbase, les ACVM pourraient avoir des arguments plus solides pour consolider la qualification des services de jalonnement en tant que valeurs mobilières.
Malgré les différences entre les réglementations canadienne et américaine en matière de cryptomonnaies, il sera essentiel de suivre de près l’évolution de ces affaires phares afin de mieux comprendre leurs répercussions potentielles sur le secteur canadien des cryptomonnaies de manière nuancée et informée.[1] Selon le site CoinMarketCap (en date du 11 juin 2023), Binance est la plus importante plateforme d’échange de cryptomonnaies avec un volume d’échange de 5,9 G$ par 24 heures, suivie de Coinbase avec 730 M$.
[2] https://www.coindesk.com/policy/2023/06/06/one-two-punch-finally-registers-sec-view-on-binance-coinbase-rest-of-crypto/
[3] Nous vous invitons à consulter les bulletins antérieurs publiés par Fasken sur les actions intentées par la SEC à l’encontre de Kik Interactive Inc. en 2019 pour avoir effectué un placement de titres non inscrits, et contre Ripple Labs Inc., son ancien PDG et son PDG actuel, pour avoir effectué un placement de titres non inscrits en 2020.
[5] https://www.timelydisclosure.com/2021/01/27/causing-a-ripple-sec-files-lawsuit-alleging-unregistered-offering-of-xrp/
[7] Une copie de la plainte contre Binance est disponible ici : https://www.sec.gov/files/litigation/complaints/2023/comp-pr2023-101.pdf
[8] https://www.binance.com/en/blog/ecosystem/sec-complaint-aims-to-unilaterally-define-crypto-market-structure-8707489117122437402.
[11] Ibid.
[13] Une copie de la plainte contre Binance est disponible ici : https://www.sec.gov/litigation/complaints/2023/comp-pr2023-102.pdf?utm_source=Sailthru&utm_medium=email&utm_campaign=The%20Protocol%20June%207%202023&utm_term=The%20Protocol
[15] https://www.coinbase.com/blog/we-asked-the-sec-for-reasonable-crypto-rules-for-americans-we-got-legal?__cf_chl_f_tk=EIJ2WAHYMyfn4EOllCawus4dey4uvhwkz.YZF26aFGA-1686503614-0-gaNycGzNDBA