Introduction
Le 29 octobre 2021, la Cour suprême du Canada met fin à la saga judiciaire hautement médiatisée concernant l’humoriste Mike Ward et la personnalité publique Jérémy Gabriel dans l’arrêt Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.
Ce dossier a pris naissance en 2012 lorsque les parents de M. Gabriel ont porté plainte en leur propre nom et au nom de leur fils auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (la « Commission ») en raison de propos tenus à l’égard de M. Gabriel par M. Ward lors de ses spectacles d’humour et dans des capsules humoristiques diffusées sur son site Web. M. Ward se serait notamment moqué de certaines caractéristiques physiques de M. Gabriel, alors que ce dernier est en situation de handicap, étant né avec le syndrome de Treacher Collins, une maladie congénitale caractérisée chez lui par des malformations au niveau de la tête et une surdité sévère.
Historique procédural
Le 20 juillet 2016, le Tribunal des droits de la personne (le « Tribunal ») avait conclu que M. Ward a porté atteinte de manière discriminatoire au droit de M. Gabriel à la sauvegarde de sa dignité protégé par les articles 4 et 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (la « Charte »). Le Tribunal était d’avis que les propos tenus ont outrepassé les limites de ce qu’une personne raisonnable peut tolérer au nom de la liberté d’expression protégée par l’article 3 de la Charte et que la discrimination n’était pas justifiée. Le Tribunal notait que bien que M. Ward ait tenu des propos liés au handicap de M. Gabriel, il n’a pas choisi M. Gabriel à cause de son handicap, mais bien en raison du fait qu’il est une personnalité publique[1].
Le 28 novembre 2019, la Cour d’appel du Québec avait conclu que le Tribunal pouvait raisonnablement conclure à l’existence d’une distinction fondée sur un motif prohibé et que les propos de M. Ward n’étaient pas justifiés par la liberté d’expression[2].
M. Ward avait par la suite obtenu la permission d’en appeler de l’arrêt de la Cour d’appel à la Cour suprême du Canada.
Décision de la Cour suprême
Dans un arrêt qui divise les juges du plus haut tribunal du pays, la Cour suprême du Canada (la « Cour ») accueille le pourvoi et infirme l’arrêt de la Cour d’appel.
Recours en discrimination
La majorité composée du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe, précise tout d’abord que le recours entrepris en est un en discrimination et non en diffamation. Cette distinction est primordiale puisque la compétence du Tribunal est limitée aux plaintes pour discrimination ou exploitation fondées sur les articles 10 à 19 et 48 de la Charte.
La Cour se prononce à l’égard de la tendance jurisprudentielle suivant laquelle la Commission et le Tribunal interprètent la Charte de manière à se reconnaître une compétence à l’égard de litiges impliquant des propos prétendument discriminatoires, prononcés par des particuliers, en privé comme en public. Selon ce courant jurisprudentiel, des propos blessants, liés à un motif énuméré à l’article 10 de la Charte (droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés) constitueraient de la discrimination et relèveraient de la compétence du Tribunal, même en l’absence d’effets sociaux de la discrimination comme la perpétuation de préjugés ou de désavantages. La Cour estime que cette tendance s’éloigne de sa jurisprudence et témoigne d’une interprétation erronée des dispositions en cause. La Cour rappelle que le Tribunal n’est pas habilité à trancher les recours en diffamation ni les autres recours en responsabilité civile.
Cadre juridique applicable au recours en discrimination
La Cour clarifie le cadre juridique applicable à un recours en discrimination en vertu de la Charte dans un contexte impliquant la liberté d’expression.
Pour avoir gain de cause, un demandeur doit établir tous les éléments constitutifs de la discrimination en vertu de l’article 10 de la Charte, soit :
- qu’il a fait l’objet d’une distinction, exclusion ou préférence, c’est-à-dire d’une décision, mesure ou conduite qui le touche d’une manière différente par rapport à d’autres personnes auxquelles elle peut s’appliquer;
- fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa de l’article 10 de la Charte; et
- qui a pour effet de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne.
Une fois que le demandeur a prouvé ces trois éléments, le fardeau de justifier la discrimination revient au défendeur.
Le droit à la liberté d’expression ne constitue donc pas un moyen de défense, mais bien une limitation de la portée du droit invoqué par le demandeur. Ainsi, c’est au moment d’analyser la troisième étape, qu’il convient de résoudre le conflit entre le droit du demandeur à la sauvegarde de la dignité et la liberté d’expression du défendeur. Le demandeur doit alors d’abord démontrer que les propos incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un des motifs de distinction illicite. Il doit ensuite établir que ces propos, placés dans leur contexte, peuvent vraisemblablement avoir pour conséquence de lui imposer un traitement discriminatoire.
Droit à la sauvegarde de la dignité et la liberté d’expression
Le droit à la sauvegarde de la dignité (article 4 de la Charte) est centré sur la notion d’humanité, en ce qu’il ne protège non pas chaque personne en tant que telle, mais l’humanité de chaque personne dans ses attributs les plus fondamentaux. Quant à la notion de liberté d’expression (article 3 de la Charte), celle-ci découle également de la dignité humaine et protège le droit de chacun de manifester ses pensées, ses opinions ou ses croyances.
La Charte n’établissant aucune hiérarchie entre ces deux droits, l’approche à adopter lorsque ceux-ci s’opposent consiste à les interpréter de manière à ce que l’un et l’autre s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec comme le requiert l’article 9.1 de la Charte.
La Cour précise le test applicable pour résoudre un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de sa dignité dans le contexte de la Charte. Il est nécessaire de déterminer :
- si une personne raisonnable, informée des circonstances et du contexte pertinents, considérerait que les propos visant un individu ou un groupe incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite; et
- si une personne raisonnable considérerait que, situés dans leur contexte, les propos tenus peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de la personne visée, c’est‑à‑dire de mettre en péril l’acceptation sociale de cet individu ou de ce groupe.
Il s’agit donc d’une analyse objective centrée sur les effets probables des propos tenus à l’égard des tiers, c’est-à-dire des traitements discriminatoires susceptibles d’en résulter, plutôt qu’une approche subjective qui serait basée sur le préjudice émotionnel subi par la personne qui allègue être victime de discrimination.
Conclusions de la Cour suprême
En appliquant le cadre juridique et les principes préalablement établis au cas à l'étude, la Cour conclut que les éléments constitutifs d’un recours en discrimination fondé sur la Charte n’ont pas été établis.
En effet, la Cour est d’avis que bien que M. Gabriel ait fait l’objet d’une distinction en ayant été ciblé par les propos de M. Ward, celle-ci n’est pas fondée sur un motif prohibé par la Charte. Pour conclure ainsi, la Cour se base sur la conclusion du Tribunal selon laquelle M. Ward n’a pas choisi M. Gabriel à cause de son handicap, mais bien en raison du fait qu’il est une personnalité publique. La deuxième étape du test n’est donc pas franchie.
La Cour indique que même si elle avait conclu que les deux premières étapes étaient franchies, le recours de M. Gabriel devrait échouer. En effet, elle conclut qu’ « une personne raisonnable informée des circonstances pertinentes ne considérerait pas que les propos de M. Ward visant M. Gabriel incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite »[3] et qu’ « une personne raisonnable ne pourrait considérer que les propos tenus par M. Ward, situés dans leur contexte, peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de M. Gabriel »[4].
En somme, la Cour est d’avis que les propos tenus par M. Ward lors de ses spectacles et de ses capsules humoristiques sur le Web ne sont pas de nature à produire un effet d’entrainement susceptible de mener au traitement discriminatoire de M. Gabriel.
Dissidence
Quant aux quatre juges dissidents de la Cour (Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer), ces derniers sont plutôt d’avis que les propos de M. Ward ont entrainé une violation du droit à l’exercice, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de la dignité consacré par la Charte et que la liberté d’expression de ce dernier ne pouvait justifier cette violation. Ceux-ci auraient donc rejeté le pourvoi.
Conclusion
Outre constituer un arrêt phare quant à l'interaction entre la liberté d’expression et le droit à la dignité dans le cadre d’un recours en discrimination, l’arrêt Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) rappelle l’importance de judicieusement choisir son recours en début de parcours. En effet, après avoir rejeté le recours, sans se prononcer sur les chances de succès la Cour mentionne que M. Gabriel aurait pu invoquer la protection contre le harcèlement prévu à l’article 10.1 de la Charte ou intenter une action en diffamation[5]. Ainsi, il est primordial d’explorer avec son conseiller juridique les recours alternatifs avant de ce lancer dans une saga judiciaire qui pourrait durer plusieurs années.[1] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Gabriel et autres) c. Ward, 2016 QCTDP 18.
[2] Ward c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Gabriel et autres), 2019 QCCA 2042.
[3] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 108.
[4] Id., par. 110.
[5] Id., par. 113